Iacobus
environs.
Je le vis entrer dans le village, la tête
enfoncée dans les épaules, tirant derrière lui les haquenées que l’on nous
avait données à Avignon pour notre équipage. Malgré mon apparente indifférence,
je ne cessais d’observer Jonas qui était, en réalité, un garçon digne
d’attention. Je lui pardonnais même son orgueil car il s’agissait d’un péché de
famille que le temps et les coups de la vie finiraient par corriger.
Roquemaure était un hameau tout entier consacré,
par sa situation sur la voie entre Avignon et Paris, à offrir le gîte et le
couvert aux voyageurs. Sa proximité avec la ville diminuait un peu les
bénéfices, mais l’on disait qu’en raison de son emplacement les prélats de la
cour d’Avignon s’y rendaient souvent pour y abriter discrètement leurs amours,
et cela favorisait bien sûr la bonne marche du négoce.
C’est donc à Roquemaure que s’était arrêté le 20
avril 1314 au matin le cortège du malheureux pape Clément qui, malade, avait
initié ce voyage vers sa ville natale, Villandraut, en Gascogne, pour se
rétablir. D’après ce que j’avais pu lire, il souffrait d’attaques d’angoisse et
de douleurs dont le seul symptôme physique était une fièvre persistante.
L’abattement du pape obligea sa suite à chercher refuge dans l’auberge la plus
connue du village, celle de François. Quelques heures plus tard, torturé par
d’horribles spasmes de douleur, le pape Clément mourait en se vidant de son sang
par tous les orifices de son corps.
Devant l’irrémédiable et pour éviter tout
scandale étant donné la mauvaise renommée du lieu, les cardinaux de la Chambre
apostolique décidèrent de transporter le cadavre en secret au prieuré
dominicain d’Avignon où le pape résidait depuis le concile de Vienne en 1311.
Le cardinal Henri de Saint-Valéry, camérier de Clément V, jura sur la croix que
Sa Sainteté n’avait rien bu ni mangé depuis son petit déjeuner avant de quitter
Avignon. Curieusement, quelque temps après, le cardinal demanda à être envoyé à
Rome comme vicaire pour se charger du contrôle des impôts dans les États
pontificaux.
La sombre salle à manger de la petite auberge
était imprégnée d’une forte odeur de graisse. Ici et là, entre deux tonneaux de
vin, des taches dégoûtantes de moisi recouvraient les murs. Jonas m’attendait,
l’air sombre, assis à la seule table propre du lieu, roulant en boule des bouts
de mie de pain. Je m’assis en face de lui et retirai mon manteau.
— Quel est le menu ?
— Du poisson. C’est tout ce qu’ils ont
aujourd’hui.
— Très bien. Pendant qu’ils le préparent,
parlons un peu tous les deux. Je te sens offensé et j’aimerais éclaircir la
situation.
— Moi, je n’ai rien à dire, répondit-il
d’un ton hautain avant d’ajouter aussitôt : Vous aviez fait une promesse
au prieur de mon monastère et vous avez manqué à votre parole.
— Quand aurais-je donc commis un tel
parjure ?
— L’autre jour, en arrivant à la
commanderie d’Avignon.
— Mais il n’y avait aucun couvent mauricien
dans la ville ! Tu le sais bien, Jonas. Et puis, je t’ai dit que tu
pouvais partir.
— Oui, mais... Depuis que nous avons quitté
Ponç de Riba vous ne m’avez jamais emmené passer une nuit dans une abbaye de
mon ordre.
— Nous avons fait le voyage à une telle
allure que nous avons dû dormir à la belle étoile presque toutes les nuits.
— Oui, c’est vrai...
— Alors, de quoi te plains-tu ?
Je le vis se débattre, tourmenté entre le manque
d’arguments et la certitude que je ne le laisserais jamais retourner à son
monastère. Si je l’observais en silence ce n’était pas par cruauté. Je voulais
qu’il trouve seul la manière de défendre avec logique ce qui n’était encore qu’une
sensation – même juste –, qu’il trouve en lui le meilleur moyen de l’exprimer.
— Je me plains de votre attitude, finit-il
par bredouiller. Vous ne m’accordez pas l’attention qu’un apprenti est en droit
d’attendre de son maître pour qu’il accomplisse ses obligations.
— De quelles obligations veux-tu
parler ?
— L’oraison, la messe...
— Comment ! Je dois t’obliger à faire
quelque chose qui devrait naître spontanément de toi ? Écoute, Jonas, je
ne t’empêcherai jamais de prier, mais n’attends pas de moi que je te pousse à
le faire. Si tu veux prier, fais-le. Autrement, tu es maintenant assez
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