Iacobus
forces, tu t’obstines
à gâcher la nourriture ! Je veux une explication tout de suite ou tu vas
tâter de ce bâton ! ajoutai-je en arrachant la branche souple et longue
d’un hêtre à ma gauche.
— Je veux être un martyr, murmura-t-il.
— Tu veux être quoi ?
— Je veux être un martyr !
— Un martyr ! m’exclamai-je.
Ou je me calmais ou je risquais de perdre ce
maudit garnement.
— La souffrance et le martyre sont des
chemins de perfection et de rapprochement de Dieu.
— Mais qui t’a appris ça ?
— Je l’ai appris au monastère mais je
l’avais oublié, dit-il en guise d’excuse. Maintenant, je sais que ma vie n’a
qu’un sens : devenir martyr, mourir purifié par la souffrance. Je veux
porter la couronne d’épines des élus.
Seule ma stupéfaction m’empêcha de pousser un
juron. Décidément ce garçon, qui était aussi mon fils, avait désespérément
besoin d’une solide formation militaire. Mais impossible de la lui donner pour
le moment. Je devais donc résoudre ce problème par la ruse...
— C’est bien, mon garçon, finis-je par
admettre, tu veux être un martyr ? D’accord. Et tu vois, c’est même une
idée excellente !
— Vraiment ? dit-il avec une certaine
hésitation, se méfiant de mon soudain revirement.
— Mais oui. Et je vais même t’aider.
— Je ne sais pas...
— Si, si, je vais t’aider à atteindre les
portes du Paradis. Tu vas voir. À partir d’aujourd’hui, profitant de ta
faiblesse puisque cela doit faire plusieurs jours que tu ne manges pas...
— Je tiens avec de l’eau et du pain. C’est
tout ce que je prends, précisa-t-il.
— À partir d’aujourd’hui, tu vas porter toutes
nos affaires, les miennes et les tiennes, lui expliquai-je en suspendant à son
épaule ma besace et ma boîte. Et pour compléter ton supplice, tu vas cesser
d’avaler tout type de liquide ou d’aliment : le pain et l’eau, c’est fini.
— Je préfère le faire à ma façon,
murmura-t-il.
— Et pourquoi ? En réalité, ce que tu
cherches à travers le martyre, c’est la mort. Ne m’as-tu pas dit que tu voulais
porter la couronne d’épines ? Que je sache, le martyre est une mort non
naturelle au nom du Christ. Que tu meures aujourd’hui ou demain cela n’a aucune
importance. Ce qui compte, c’est la quantité de souffrances que tu pourras
présenter au Jugement dernier.
— Oui, mais je crois que si je le fais à ma
manière cela aura plus de valeur. L’agonie sera plus lente.
Je me retins de lui envoyer un bonne claque pour
effacer son expression de béatitude idiote, et fis semblant de prendre en
compte ses paroles et de soupeser le pour et le contre de chaque option.
— Très bien. Fais-le à ta façon. Mais si tu
prends du pain et de l’eau, tu devrais au moins subir une saignée. Tu sais que
c’est un remède infaillible pour se laver du péché et maintenir la pureté de
l’âme. Tu as dû voir à Ponç de Riba comment on saignait les moines indociles.
— Non ! je ne veux pas de
saignée ! répondit-il précipitamment. Je crois qu’en portant tout cela et
en subsistant jusqu’à la mort avec du pain et de l’eau, ce sera suffisant.
— Très bien, comme tu voudras. Continuons à
marcher donc.
Nous laissâmes la vallée derrière nous. À mi-journée
nous traversions la forêt d’Espalinguera et passions le fleuve. Nous n’aurions
pu choisir de meilleure saison pour traverser les montagnes et profiter de la
beauté de la nature. Nous marchions entourés de grands pins, de sapins, de
hêtres, de chênes et d’églantiers avec pour seuls compagnons des écureuils, des
chevreuils et des sangliers. Parcourir le même chemin en hiver entre
bourrasques et tempêtes de neige aurait été de la folie. Pourtant beaucoup de
pèlerins préféraient cette saison car le risque de rencontrer des ours et des
voleurs était moins grand.
Toute la journée nous eûmes devant nous le
splendide pic d’Anie qui se découpait sur l’horizon, ce pic de roche pure et de
forme aiguë qui guidait les pas des pèlerins vers le point le plus haut du
sommet, le Summus
Portus, à partir duquel commence le véritable chemin de
Compostelle. À peine avions-nous posé le pied sur la cime que Jonas, épuisé par
l’effort de l’ascension, le poids de nos maigres biens et ses jours de jeûne,
s’évanouit.
Heureusement, à peu de distance du sommet se
trouvait l’hôpital de Sainte-Christine, un des trois
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