Je n'aurai pas le temps
Leningrad dans six jours…
– Impossible : il y a ici des gens qui attendent depuis plusieurs mois. » La réponse est péremptoire, un rien méprisante. D’un coup, le mystère de la salle d’attente bondée s’éclaircit ! Plusieurs secrétaires font groupe autour de la première et mon outrecuidance stimule leur ironie.
« Je dois assurer des cours à l’université de Leningrad dès lundi. Il reste six jours.
– Avez-vous des justificatifs ? » Je sors la lettre de l’Académie des sciences. Les sourires moqueurs cessent. La lettre circule de main en main. Les visages se ferment.D’autres secrétaires arrivent. Les discussions sont vives. Une des secrétaires s’empare de la lettre et se dirige d’un pas décidé vers la porte du directeur. Elle l’entrouvre à peine que déjà une voix rauque s’élève, furieuse… Bravant la colère de son chef, elle s’engouffre dans le bureau.
Je perçois, sur un fond de conversations à voix basse, les sonneries des téléphones et les échanges qui s’ensuivent. Sur ma marche, le temps me semble long et l’inquiétude me gagne. Si ça se gâte, j’ai repéré la porte de sortie. Des yeux, j’ai déjà tracé le chemin le plus court mais aurais-je le temps de le parcourir avant… Bref, mon imagination refuse tout bon sens, car, à vrai dire, qu’ai-je à craindre ?
La porte du directeur s’ouvre. Un gros homme couvert de décorations sort, suivi d’une cohorte de secrétaires, s’approche de moi, large sourire aux lèvres, rassurant : « Professeur Reeves ? L’Union soviétique est heureuse de vous accueillir. Je vous remercie d’avoir accepté notre invitation. Nous espérons que vous serez content de votre séjour. Quant au visa, il ne nous est pas possible de vous le délivrer aujourd’hui mais il sera livré à votre domicile dès demain matin. »
La géographie dans la brume
Au décollage du vol d’Aeroflot on annonce une tempête sur l’Europe de l’Est. Nous pénétrons rapidement dans une dense nuée. La lumière grise du ciel laisse deviner des passages de fortes giboulées de neige et de pluie. En plein jour les lumières de la cabine sont allumées.
Après quelques heures de vol, on nous informe d’une escale imprévue à Varsovie. Cette annonce est accompagnée d’une secousse longue et bruyante : l’avion vient d’atterrir. Depuis mon hublot, la brume épaisse limite à la seule piste mouillée mon champ de vision. « Je suis en Pologne. » Cette phrase ne cesse de résonner en moi. Jesais que je suis dans ce pays parce que l’hôtesse vient de nous le dire. Rien à l’extérieur ne me le confirme. Tout se passe dans ma tête et pourtant l’émotion est vive et profonde. Je revois mes cartes de géographie, je refais mentalement le trajet de Bruxelles à Varsovie. Au-delà de ce brouillard opaque, il y a la ville, ses habitants, la maison natale de Chopin, le fleuve où l’armée russe s’est arrêtée le temps de laisser les Allemands massacrer les habitants du ghetto. Toutes ces images se succèdent sur un fond de violentes bourrasques balayant l’asphalte.
On nous indique bientôt que nous allons repartir, nous dirigeant vers le nord pour éviter la tempête persistante. Prochaine escale : Stockholm. Même décor : une brume toujours aussi tenace. Des signaux lumineux balisent la piste glacée, partiellement enneigée. De nouveau, le lien s’établit pour moi entre le mot « Suède » et ce que m’évoque ce pays. Ce sont les romans de Sigrid Undset, un auteur favori de mon frère André, notamment Les Orchidées blanches que j’ai lu avec tant de plaisir quand j’avais quinze ans. Et je revis le trouble, délicieux, provoqué par ce récit d’amours puritaines dans les grands parcs fleuris d’un bord de mer.
Mais nous voici déjà repartis, à présent vers Helsinki. Une fois encore, les cartes géographiques s’imposent à ma mémoire. J’y retrouve la Scandinavie étalée sur le nord de la mer Baltique, la Finlande avec ses taches bleues qui sont autant de lacs, comme dans notre Labrador canadien. Il fait nuit lorsque nous y atterrissons. Il neige et les flocons serrés se bousculent dans les rayons lumineux des grands réverbères. Le sentiment ardent d’être à Helsinki fait monter en moi une foule d’images et de musiques. Sibelius, bien sûr, l’air du Cygne de Tuonela , et puis le magnifique thème à vif du Concerto pour violon . Jusqu’à cet instant, la Finlande
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