Je n'aurai pas le temps
rêve de visiter. Au mur, une carte de la vaste Russie attire mon regard. Je me souviens d’avoir envoyé, quelques années auparavant, un manuscrit à l’Institut de géophysique de Samarcande, mais impossible de retrouver le nom de mon correspondant. Je mets quand même cet Institut sur ma liste, on ne sait jamais !
Après quelques coups de téléphone, il m’est proposé dans l’ordre chronologique : l’Arménie (Burakan), Leningrad, Moscou, Simpheropol et Samarcande. Je me sens de plus en plus euphorique ! Quelle chance ! ! Même Samarcande a marché ! Du moins sur le papier.
Hungarian goulash
Le soir je loge au « Budapest », un grand hôtel de l’époque tsariste. Un chauffeur de taxi m’y dépose. Je lui propose un pourboire. Il me répond : « En URSS, les pourboires sont interdits. Lénine les a qualifiés d’insultes aux travailleurs. » Puis, à voix basse : « Mais il nous plaît d’être insultés. »
Je sors de la voiture avec mes valises. Devant l’imposantperron, des porteurs en livrée beige sont plongés dans une discussion qui semble sans fin. Pas un ne bouge. Intrigué, j’attends un long moment.
Le chauffeur de taxi me rappelle dans la voiture, ferme les portes et me confie, à voix basse : « Ne perdez pas votre temps à attendre. Je vous conseille de vous occuper vous-même de vos valises. » Et, d’une voix grave, à l’accent rocailleux, si typique des Russes, il ajoute : « My friend, il est plus facile de faire la Révolution que de changer l’âme d’un peuple ! »
Cet épisode fut le premier d’une série d’événements qui ponctueront mon séjour en URSS. À point nommé, une personne survient et discrètement m’explique ce qui se passe. Ainsi se créent des îlots de vérité dans l’océan du mensonge officiel qui semble avoir submergé le pays.
Dans le hall en marbre, enrichi de tentures de velours rouge, des employés sont affalés dans des fauteuils de cuir où, sans doute, il y a quelques décennies, se prélassaient des princes et des duchesses. À la réception, les formalités se succèdent : remplir une fiche d’identité, montrer mon passeport, présenter ma lettre d’invitation. Surprise : rien n’a été réservé pour moi. Inévitables coups de téléphone. Je suis prié d’attendre qu’on m’appelle.
Et, comme au consulat à Bruxelles, aucun siège n’est libre. Il y a une grande agitation près d’un ascenseur, monument en fer forgé décoré de miroirs biseautés. Assis sur une de mes valises, j’observe la scène. Un groupe de gens s’apprête visiblement à le prendre d’assaut. De très haut dans la cage parviennent des bruits métalliques, des claquements secs qui manifestent une activité certaine.
La cabine arrive enfin. En sort une femme de forte corpulence, vêtue d’un bleu de travail. Elle repousse énergiquement la foule entassée devant le portillon pour permettre à deux autres matrones de la suivre. L’une porte un énorme seau de peinture sans couvercle, l’autre une boîtecontenant pinceaux et rouleaux. Aussitôt, grande bousculade pour s’entasser dans l’ascenseur, rapidement bondé. Les portes se referment et laissent en rade quantité de gens muets, qui ne manifestent pas le moindre mouvement d’humeur. Encore une chose que je rencontrerai souvent durant mon séjour : la résignation silencieuse.
À la réception, ma lettre d’invitation de l’Académie me sert à nouveau de sésame. On m’attribue une chambre au quatrième étage. Valises à la main, j’attaque le monumental escalier de marbre. À peine ai-je gravi quelques marches qu’un jeune homme accourt et me propose son aide. J’accepte volontiers. Il me dit avec un clin d’œil : « Vous comprenez, avant la Révolution, les ascenseurs étaient interdits aux ouvriers. Depuis, ils veulent en profiter, c’est normal ! »
Nous arrivons au premier étage. Dans le couloir, trois matrones sont assises autour d’un grand bureau encombré de crayons, d’agrafeuses et autres gommes. Deux bavardent en tricotant. La troisième, qui semble cheftaine du groupe, écrit laborieusement quelque chose sur une grande fiche. « Où allez-vous ? » demande-t-elle. Mon accompagnateur traduit. Il explique que je suis ici à l’invitation de l’Akademia Naouki et montre la lettre. Le sésame fonctionne à nouveau : nous pouvons reprendre notre ascension. Est-il sérieux ou moqueur quand il m’affirme : « Il y a
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