Je n'aurai pas le temps
s’était cristallisée pour moi autour de ces mélodies dans lesquelles je m’immerge toujours avecplaisir… Et maintenant, alors que je me trouve physiquement dans ce pays, des masses de nuages m’en isolent…
On nous informe alors que Leningrad sera notre terminus, la tempête faisant rage sur la région moscovite. C’est vers une heure du matin que j’arrive enfin à destination, après un voyage vécu dans une sorte de demi-réalité. Il s’est déroulé comme dans une bulle, m’amenant par étapes dans ces villes dont les noms s’allumaient sur des cartes que j’avais mémorisées, associées à des écrits ou à des musiques qui me les avaient rendues familières. Mais il n’est plus temps de se replonger dans le passé, de rêver aux nuits blanches de Saint-Pétersbourg. On nous enjoint de quitter rapidement l’avion et de présenter nos documents.
Chapitre 14
Réveil brutal à Leningrad
U ne fois mes valises récupérées sur le tapis roulant, mes manuscrits scientifiques épluchés comme s’il s’agissait de documents subversifs (les fonctionnaires de service s’étaient montrés d’autant plus zélés et méfiants qu’ils n’y comprenaient rien !) et la porte des douanes franchie, je me présente à la barrière des attentes.
L’aéroport est vide et sur le point de fermer pour la nuit. Je suis le seul voyageur en rade, tous les autres sont déjà partis. Je me présente à un comptoir où j’apprends qu’un groupe de jeunes astronomes, avertis à la dernière minute de mon arrivée à Leningrad, est resté jusqu’à 11 heures. Mais, ne me voyant pas arriver, ils avaient fini par s’en aller.
Je découvre une autre caractéristique des fonctionnaires soviétiques : l’indifférence ! Personne ne semble s’inquiéter du fait que j’ai un problème ! Où vais-je dormir ?
« Il vous est impossible de rester ici, le règlement l’interdit. Vous ne pouvez pas dormir dans les fauteuils. Quel est votre hôtel ?
– Je n’en sais rien. »
Multiples coups de téléphone. On en donne des quantités inimaginables en URSS. Je suis finalement logé dans l’hôtel du personnel. Un couloir sombre et bétonné mène à ma « chambre », vague compromis entre un réduit et une cellule de prison ! De longues lézardes sillonnent les murs. L’inventaire du lieu est vite fait : un lit de fer, une couverture rouge, un petit poste de radio en plastique beige posé sur une table en formica.
Épuisé mais, malgré tout, assez amusé par l’étrangeté des situations dans laquelle la vie parfois nous jette et, autant le dire, pas malheureux à la pensée des récits que j’en ferai à mes amis, je m’endors.
Le lendemain matin, une voix féminine, faussement enjouée, me réveille brutalement : « Gavarit Leningrad. » Traduction littérale : « Leningrad vous parle. » Au cours de ce long voyage, j’ai eu le temps d’apprendre quelques mots de russe. Puis, rythmée et soutenue par une musique dynamique, elle se met à scander : « Adin, dva, tri, tchetyrie » (« Un, deux, trois, quatre »). Je comprends : c’est le réveil général, la mise en condition pour une journée de labeur. Cela m’évoque « Big Brother is watching you » (« Grand Frère vous surveille ») de George Orwell. Je veux éteindre le poste : pas un seul bouton sur cette maudite boîte jaunâtre. Je décide de la débrancher : pas de prise non plus, le fil sort directement du mur. Je me sens pris au piège. Agacé, je le saisis et tire brutalement. Il se casse. Le silence, enfin !
Comme au consulat russe de Bruxelles, j’ai l’impression de vivre une situation kafkaïenne. Je panique un peu. Mon inquiétude est sans doute amplifiée par tout ce que j’ai pu lire sur la vie en URSS. Le KGB… Dans quoi me suis-je embarqué ? Comment vais-je m’en sortir ?
Mais la curiosité et la perspective de visiter la Russie l’emportent. Je réalise néanmoins que cette histoire de fil arraché va m’attirer des ennuis.
Je me rends à la cafétéria de l’aéroport. Tables, tasses, cuillères, couteaux, tout est en plastique blanc sale, plutôt graisseux. Le pain est mouillé, le café imbuvable.
Je suis frappé par un curieux manège : trois jeunes femmes passent de table en table, s’adressant aux clients à voix basse. Elles ont ces pommettes rouges qui souvent illuminent les visages des femmes russes et que j’aurai toujours autant de plaisir à observer dans les foules
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