Je n'aurai pas le temps
Est-il marié ? « Non », répond-il, l’air de dire « Quelle drôle d’idée ». À quoi s’intéresse-t-il ? À l’informatique, pardi ! Et aussitôt, il entreprend un long exposé technique auquel je ne comprends rien. Plusieurs fois, j’essaie de changer de sujet, de parler de la vie quotidienne. Mais rien à faire : pour lui, il n’y a que l’informatique ! Il ne s’interrompt que pour m’inviter à boire. La bouteille de vodka continue de se vider à vue d’œil !
La tête me tourne de plus en plus. Je surveille la porte de la cuisine. Elle reste obstinément fermée. Il est près de 11 heures et je n’ai rien mangé depuis midi. J’interromps mon compagnon au milieu d’une tirade pour lui rappeler que j’attends mon goulache. Il se lève d’un bond. Direction : la cuisine, où il disparaît. Il revient et m’explique qu’il a trouvé la serveuse en train d’écrire à sa mère. Elle le lui avait promis, mais n’en avait rien fait depuis des semaines ! Alors, pour une fois qu’il y avait un peu moins de monde à servir…
Le goulache est froid, fade et manque de sel. Il n’y en a pas sur la table. J’ai trop faim pour protester : je le mange jusqu’à la dernière bouchée.
Nietchevo
Journée libre à Moscou. Mon départ pour Erevan (prononcer « Iérévanne ») est pour le lendemain. La foule moscovite me fascine. J’erre longuement parmi tous ces gens. La variété des vêtements et des visages rappelle l’immensité du territoire de l’URSS qui va de l’Ukraine au Kamtchatka, de la mer de Barents à la mer Caspienne.
Nous sommes en mars. Il neige abondamment et d’épaisses giboulées tombent sur la ville. Les larges trottoirs de l’avenue sont noirs de monde. Je suis la foule mouillée qui progresse de plus en plus lentement. Pendant de longues minutes, nous faisons du surplace. Je suis pris dans un embouteillage de piétons ! Qu’est-ce qui se passe ?
J’essaie d’imaginer ce qui bloque à ce point notre avancée.Puis, tout s’explique : j’aperçois soudain trois matrones qui balayent vigoureusement la neige sale et mouillée du trottoir vers le caniveau, sans la moindre considération pour les passants. Voulant éviter de se faire éclabousser, ils attendent le moment propice pour traverser en courant l’endroit périlleux, formant ainsi un bouchon… de piétons !
Le plus déroutant pour moi, c’est l’absence totale de protestation. À Paris ou à Montréal, on en arriverait presque à l’émeute. Ici, nulle rébellion. La résignation est muette. Je saisis alors le sens profond du mot Nietchevo si souvent associé à la population russe : « Ça ne fait rien. »
Sur la place Rouge, je décide d’aller au mausolée de Lénine, d’où la dépouille de Staline a été enlevée quelques années auparavant. On m’indique où me rendre. La file d’attente est longue à n’en plus finir. Les parapluies protègent de la pluie fine et glacée qui a succédé à la neige. Je me demande si je vais entreprendre cette visite. La vitesse à laquelle nous progressons m’en dissuaderait plutôt !
Mais un homme en costume militaire, mitrailleuse au poing, s’avance vers moi et me demande mes papiers. Après avoir vérifié mon identité, il me désigne un autre soldat, à une trentaine de mètres plus avant le long de la queue. « Allez vers lui ! » me dit-il. Je m’exécute sans discuter ! À son tour, celui-ci regarde mon passeport et m’envoie vers un autre de ses congénères, quelques dizaines de mètres plus loin.
Et voilà que, de soldat en soldat, je remonte la file complète. Je parcours ainsi plusieurs centaines de mètres dans la peau d’un resquilleur. À chacune de mes étapes, je m’attends à ce que les gens dans la queue me fusillent du regard. Pas du tout : j’arrive au pied du mausolée dans l’indifférence la plus totale. Nietchevo !
N’ayant aucune envie de renouveler mon expérience de la veille au restaurant Budapest, je décide d’aller dans un supermarché et d’acheter des provisions, que je mangeraidans ma chambre. Me dirigeant vers les présentoirs, on m’indique qu’il faut d’abord faire la queue pour retirer des bons d’achat.
Problème : la caissière ne parle que le russe. Quant à moi, les seuls aliments dont je connaisse le nom dans cette langue sont : pain, fromage et bière. Encore une chance ! Ce soir-là, mon menu est à la hauteur de mes connaissances linguistiques.
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