Je n'aurai pas le temps
Cassé.
Chapitre 26
Ce que raconte une plante verte dans une crevasse
L a poursuite d’une carrière, surtout si elle rencontre quelque succès, peut faire l’effet d’une drogue puissante. Lui consacrant de plus en plus d’énergie et de temps, le chercheur peut être amené à négliger bien d’autres facettes de son existence. Tout le monde sait cela, mais, dans le feu de l’action, on l’oublie facilement. Je l’ai appris à mes dépens.
À une certaine époque, souvent parti à l’étranger pour enseigner et poursuivre mes recherches, j’avais passablement délaissé ma femme Francine et mes enfants. Aujourd’hui, je le regrette vivement et le plaisir que je prends avec mes petits-enfants (j’en ai sept) avive cette nostalgie. J’aimerais revenir en arrière pour vivre les moments merveilleux dont je me suis privé et qui manquent au catalogue des souvenirs.
La rupture de notre mariage, suite à mes absences très fréquentes, me plongea dans une longue période dépressive. J’étais incapable de m’attabler pour entreprendre des recherches qui ne me disaient plus rien. Moins je travaillais, plus je déprimais ; plus je déprimais, moins je travaillais. Je me sentais m’enfoncer. Les yeux brouillés et rivés au sol, je devenais par moment suicidaire.
C’est une petite plante verte, émergeant d’une crevasse au milieu d’une grande plaque rocheuse, qui a tout changé. « Il y a – me disait-elle dans son langage –, enfoncés dans les strates profondes de ton être, des courants de vitalité qu’il faut tenter de rejoindre. » Encore fallait-il les capter !
Deux événements contribuèrent bientôt à me remettre debout . D’abord une rencontre tout à fait fortuite avec Roland Cahen, un psychanalyste qui se vantait de répondre avec succès à chacun des appels SOS suicidaires. Et ce fut le cas pour moi : à quatre séances par semaine, je fis des progrès rapides. Moins d’un mois plus tard, mes yeux étaient redevenus clairs. Je me souviens du plaisir de retrouver un soir la pleine lune entre deux grands arbres d’un boulevard.
Et je rencontrai Camille, à la vitalité prodigieuse et contagieuse, qui devint ma seconde épouse. De surcroît, journaliste de talent dans la presse populaire, elle m’apprit à diffuser en termes simples et clairs les acquis de la science contemporaine. Tous les deux amoureux de la nature, nous entreprîmes bientôt de trouver une maison de campagne. Elle voulait une ruine dont la restauration demanderait au moins dix ans. « Quand ça sera fini, je m’ennuierai », disait-elle. Et moi, me souvenant de mon jardin de Bellevue, je voulais de grands arbres centenaires. Nous avons arpenté la France, de la Normandie à la Creuse, et visité un grand nombre de bâtiments délabrés. Rien ne faisait l’affaire.
Et puis, par un matin gris de septembre, nous arrivons dans une vieille ferme délabrée à Malicorne dans la Puisaye. En plus d’y trouver les objets de nos désirs, bâtiments en piteux état pour Camille, tilleuls et chênes centenaires pour moi, je fus charmé par un étang entouré de vieux murs couverts de fougères. Le lendemain, nous étions chez le notaire.
Bonheur de réaliser mon désir de jardinage : plonger les mains dans la terre meuble, semer, transplanter, bouturer, marcotter. Et surtout planter des arbres. J’ai nettement la sensation par là de répondre à un puissant appel en moi, comme on a une envie d’avoir des enfants et de les accompagner dans l’existence. J’ai aussitôt entrepris de créer ce que nous appelons la « forêt millénaire », des arbres qui peuvent vivre plus de mille ans : cèdres du Liban, séquoias, tilleuls, ginkgos. En trente ans, les onze cèdres ont atteintplus de quinze mètres et de nombreux oiseaux ont fait de ces épaisses frondaisons leur territoire. Je vais très souvent leur rendre visite, m’enquérir de leur santé. La nuit, j’aime voir leur haute stature se profiler parmi les étoiles.
J’aime aussi guider la progression des plantes grimpantes autour de la maison. Une glycine se propage sur plusieurs dizaines de mètres de murs qu’elle décore en rose, en mai, et en bleu, en juillet. Les lourdes grappes descendent des toitures jusqu’aux murailles ceinturant l’étang, et la surface aquatique en reflète les couleurs. Ailleurs, des clématites sauvages, des passiflores, des houblons et des vignes vierges s’étalent sur des espaces toujours plus
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