Je n'aurai pas le temps

s’attarder sur un point particulier. À l’inverse, pendant la quinzaine de jours d’une école d’été, il peut donner libre cours à ses interrogations et à ses réflexions. Il trouve les interlocuteurs idéaux pour poser ses questions et formuler ses objections.

    Diriger des thèses
    Dès mon premier poste d’enseignement à l’université de Montréal, on m’a confié la tâche de diriger des étudiants dans la préparation de leur thèse de doctorat.
    Parmi les candidats, il me fallait d’abord choisir ceux avec lesquels je pourrais établir un bon rapport affectif. Cette relation est en quelque sorte une nouvelle paternité, avec les difficultés et les embûches que cela implique. Pour cette raison, j’ai toujours limité à trois ou quatre le nombre de thésards simultanément sous ma houlette.
    Le directeur de thèse s’engage à superviser l’étudiant jusqu’à l’obtention de son diplôme. Il doit avoir une idée au moins qualitative de l’issue vraisemblable de la recherche et ne pas engager le thésard sur des voies trop incertaines. J’ai ainsi connu à Cornell de jeunes étudiants enferrés depuis plus de dix ans dans des sujets certes prestigieux mais n’aboutissant à rien de concret. Dans ce sens, on peut comparer la démarche du directeur de thèse à celle du jardinier qui va dans son verger observer la maturation des fruits et décider du moment de la cueillette. Le thème de lathèse doit être fructueux pour l’étudiant et l’amener à enrichir ses connaissances. Il lui faudra d’abord procéder à un examen approfondi et global du domaine dans lequel son sujet s’intègre et pour cela revoir ses acquis en physique fondamentale ; apprendre à effectuer des approximations même grossières (calculs d’ordre de grandeur) qui le guideront dans l’appréciation de la validité des programmes qu’il confiera aux ordinateurs. Tout cela l’aidera à développer progressivement une sorte de flair, ce fameux « sens physique » que j’ai évoqué plus tôt et qui lui sera d’une grande utilité tout au long de sa carrière.
    Les techniques de la recherche changent continuellement en astronomie et il est aujourd’hui nécessaire d’y intégrer des disciplines qui en étaient absentes il y a quelques années seulement. Je pense notamment à la chimie des molécules interstellaires, à la minéralogie des silicates dans les poussières des nébuleuses, à la physique des solides appliquée aux étoiles à neutrons, ou encore aux théories des champs quantiques impliquées dans l’analyse des composantes du cosmos. Un étudiant qui se spécialiserait uniquement dans le secteur spécifique de sa thèse risquerait d’être bientôt dépassé s’il n’a pas acquis une solide formation générale en physique.
    Mes recherches, qui consistaient à identifier les lieux de naissance des différentes familles d’atomes et les mécanismes physiques responsables de leur existence, offraient de nombreux sujets de thèse. On observe en effet plus de mille variétés d’atomes différents, répartis dans une grande diversité de lieux. Près de nous, sur la Terre, la Lune, les planètes du Système solaire. Plus loin, dans les étoiles, les nébuleuses, le milieu interstellaire, la Voie lactée et les rayons cosmiques. Plus loin encore, les autres galaxies, les quasars, jusqu’aux limites du cosmos.
    Les techniques d’observation (sondes spatiales, télescopes au sol et en orbite) progressent continuellement etnous pouvons étudier les objets célestes avec toujours plus de précision. Ces informations nouvelles nous laissent quelquefois sans scénario valable pour en rendre compte. Il faut alors « se gratter la tête », trouver d’autres idées, proposer d’autres expériences, qui permettront d’aller plus loin. Il suffit parfois d’une seule mesure récente pour voir se profiler un sujet de thèse.

    Le conflit des générations
    À la fin de leur cursus, certains de mes thésards ont accédé à des postes universitaires. À leur tour, ils ont accepté des thésards, dont je devenais en quelque sorte le « grand-père de recherche ».
    J’aime bien cette idée de filiation académique dans laquelle je suis moi-même le fils d’Ed Salpeter et le petit-fils d’Hans Bethe, tandis que Michel Cassé, Sylvie Vauclair et Thierry Montmerle sont mes enfants et Nicolas Prantzos et Corinne Charbonnel mes petits-enfants académiques. Elle implique pourtant un passage