Je Suis à L'Est !
En chemin, il croisa Lao Tan. Ce dernier lui tint à peu près ce langage : suppose que toute ta famille pense comme ton fils. Alors, le fou, ce serait toi. Qui peut juger de manière absolue de ce qui est appétissant, gai et beau ? Et lâhomme supérieur de Lou, premier des insensés, comment pourrait-il guérir qui que ce soit ? Ãpargne-toi donc les frais du voyage, et rentre chez toi.
Les histoires chinoises sont souvent cruelles. La vie des personnes autistes lâest également. Et les siècles de sapience que nous avons supposément acquis depuis lâépoque de Lie-Tseu nâont peut-être pas tant que ça bouleversé la donne.
Lorsque je suis seul dans ma chambre, je ne me sens pas autiste. Quand je sors dans la rue, je me heurte aux problèmes et aux difficultés. Dans mon univers intérieur, jâai une liberté de réflexion, dâaction et de pensée qui nâa rien de fondamentalement plus restreint que la pensée intérieure de nâimporte qui. La difficulté se pose au moment où je tente de faire certaines choses extérieures qui réussissent ou échouent â qui échouent, généralement. Suis-je donc autiste tout le temps ? Quand je suis dehors ? Et si je ne sors plus de chez moi, serai-je encore autiste ? Si je séjourne dans un monastère bouddhiste, où les codes sociaux sont particulièrement rigides et nâexigent pas de longs bavardages, alors, à lâissue dâune phase dâapprentissage, peut-être serai-je plus à lâaise que dâautres et mon handicap de départ deviendra-t-il avantage. Ou encore, pour reprendre lâargument de Lao Tan : quand un non-autiste se retrouve en compagnie dâautistes, qui est à la peine ?
On objecte souvent à la thèse de la symétrie entre autisme et non-autisme le fait que le premier sâaccompagne de graves déficiences, telles que lâabsence de la parole, sans laquelle la vie est fort pénible. Sans vouloir remettre en question ce point, trois éléments me viennent à lâesprit. Premièrement, il nâest pas parfaitement établi dans quelle mesure lâautisme sâaccompagne dâune absence définitive et non induite socialement de la parole : beaucoup dâenfants non verbaux ne sont pas autistes, et à lâinverse il y a sans doute eu des diagnostics de commodité dâautisme là où ils ne devaient pas être posés.
Deuxièmement, la question de la parole est socialement déterminée ; non loin dâici, chez les anciens nomades de Karakalpakie, ou ailleurs en Asie centrale, jusquâà il y a peu il était possible de mener une vie honorable, en tant que berger par exemple, en étant fort peu verbal. Lâobservation mâen a été faite par plusieurs personnes : de toutes les sociétés, lâune des plus excluantes pour les jeunes autistes ayant des déficiences pourrait bien être la nôtre, lâoccidentale. Câest assurément un constat douloureux. Mais que dire à une maman qui, revenue de vacances dâété en Afrique avec son fils qui nâa en France dâautre perspective que de rester enfermé à vie dans un institut, vous annonce avec un grand sourire que son enfant était là -bas le roi du village et participait à tous les jeux des autres enfants ?
Troisièmement, les manques sont toujours très relatifs. Diderot, dans la Lettre sur les aveugles , qui au demeurant lui a valu la prison, compare lâabsence de la vision de lâaveugle à la situation du moucheron, qui nâa pas de bras mais a des ailes. Objectivement, la plupart des gens ne ressentent pas le manque dâailes pour voler, alors même que cela pourrait être fort utile. On pourrait allonger la liste des exemples : les non-fumeurs ne ressentent pas le besoin de fumer une cigarette, la plupart des hommes ne ressentent pas celui de tomber enceints et dâenfanter â ce qui perturbe souvent les femmes quand on évoque la question â, ou même, pour reprendre une phrase de Lévinas, le fait que les juifs ne ressentent pas le besoin dâavoir Jésus pour messie scandalise les chrétiens. Et il sâagit là de sujets plus importants que celui de la parole.
Tout à fait par hasard, il nây a pas si longtemps,
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