Je Suis à L'Est !

je me dis que quand on dit que les autistes sont psychorigides, on se trompe parfois lourdement !
    L’une des curiosités de mon poste est que, à part mon patron et sa petite équipe, je ne connais personne à la mairie. Dans ma vie, j’ai dû voir en vrai Bertrand Delanoë dix secondes au total. Pendant longtemps, Hamou Bouakkaz voulait me faire plaisir en m’invitant à des réunions ou des cérémonies : événements associatifs, culturels, rencontres du gratin parisien dans les ambassades, mais il a bien vu que je n’y allais pas. Donc il a à peu près arrêté.
    Ã€ la mairie, comme dans toute administration, il y a une hiérarchie non officielle des bureaux ; certains sont prestigieux, d’autres sont évités car ils sont dans une partie du bâtiment jugée moins valorisante parce qu’il n’y a pas de marbre dans le couloir par exemple, détail assez dément à mes yeux. J’ai donc obtenu un bureau dans un couloir qui n’est pas jugé prestigieux. À ceci près que ce bureau me va à merveille, bien mieux que les autres. Il n’y a pas un bruit. Presque personne n’y passe. Tandis que tous se massent dans les galeries bondées où il y a les statues… et les lieux mythiques comme la buvette, les petits salons et autres lieux de détente, que je serais incapable de situer sur un plan de la mairie, malgré mes années de présence là-bas. Je peux ainsi travailler tranquillement et discrètement.
    Officiellement, je travaille exclusivement pour Hamou. Dans les faits, il arrive souvent qu’il me passe une commande et qu’ensuite il envoie le texte à l’un de ses collègues. Il est parfois savoureux de voir des hommes politiques reprendre mon discours, alors qu’ils ne me connaissent pas du tout. Nègre de nègre, voilà un métier d’avenir.
    La rencontre avec Hamou et sa proposition d’embauche m’ont fait comprendre que je pouvais travailler, même si le travail que je fais est très particulier, et méditer sur l’emploi et le job-coaching des personnes autistes ou handicapées en général. Sur la nécessité de les former, non seulement à telle ou telle compétence sociale, mais aussi à la dureté de la vie professionnelle. Et surtout de les convaincre qu’ils peuvent apporter des choses à l’entreprise. Plus d’une fois, Hamou m’a surpris en me disant que tel ou tel texte que j’avais tapé était bon, alors que j’étais convaincu que c’était un infâme torchon.
    Ce dernier point est essentiel. Je m’étais à peu près convaincu que je ne travaillerais jamais. La mauvaise image de soi des personnes autistes joue ici pleinement son rôle. Quelle différence avec les collaborateurs des grandes entreprises, qui souvent se croient quasiment tout-puissants…
    Je me dois de raconter une petite histoire, fort évocatrice. Il y a quelques années, j’avais eu grâce à Hamou un petit job de consultant externe à l’Unesco. Concrètement, je rédigeais en français des synthèses de dossiers relatifs au patrimoine immatériel. À la satisfaction de la responsable là-bas. Celle-ci, il y a un an ou deux, m’a proposé de continuer, cette fois en écrivant les synthèses en anglais. Je lui ai répondu par email qu’écrire dans une langue qui n’est pas sa langue maternelle risquait de donner un mauvais style à mes phrases. Elle ne m’a plus jamais répondu. À l’heure actuelle, la tâche est probablement exercée par quelqu’un… qui écrit en anglais encore plus mal que moi.

    Avenir et survivalisme
    L’avenir est un gros point noir pour moi. J’ignore ce qui adviendra, non pas sur le long terme, car Keynes a fort bien montré que sur le long terme nous serons tous morts, mais sur le moyen terme. Ne faisant pas carrière, je dois me faire quelques soucis pour la suite. J’en suis fort conscient, et j’ai une peur panique des changements. À ceci près que ces inquiétudes ne mènent à rien de productif. On dit que le sentiment d’angoisse est une réaction – peu importe comment on l’appelle, psychologique ou biologique – pour donner un peu plus d’énergie à l’être humain en posture délicate,