Je suis né un jour bleu
Dans
ces cas-là, je deviens très confus et ma tête me fait mal parce que celui qui
pose les questions ne dit pas clairement ce qu’il pense, à savoir : « Voulez-vous
une glace ? » ou « Il est exact que vous ne voulez pas de glace ? »,
deux questions auxquelles on peut répondre par oui – et je n’aime pas
quand les mêmes mots peuvent renvoyer à deux choses totalement différentes.
Enfant, je trouvais les idiomes
extrêmement troublants. Décrire quelqu’un comme under the weather (« patraque »,
mais littéralement : « sous le temps qu’il fait ») était très
étrange parce que je me demandais si quelqu’un pouvait échapper au temps qu’il
fait. Une autre expression de mes parents, pour excuser le comportement
maussade de l’un de mes frères, me plongeait dans la confusion : « Il
a dû se lever du mauvais pied, ce matin. » Je demandais toujours : « Pourquoi
ne s’est-il pas levé du bon pied, alors ? »
~
Ces dernières années, les scientifiques
ont de plus en plus étudié le genre d’expériences synesthésiques qui est le
mien, dans l’idée d’en mieux comprendre le phénomène et ses origines. Le Pr
Vilayanur Ramachandran fait des recherches sur la synesthésie depuis plus d’une
décennie au Centre des études sur le cerveau de Californie à San Diego. Il
pense qu’il y a un lien entre les bases neurologiques de la synesthésie et la
créativité linguistique des poètes et des écrivains. À en croire une étude, ces
bases neurologiques sont sept fois plus fréquentes chez les créateurs que dans
le reste de la population.
Le Pr Ramachandran remarque en
particulier la facilité qu’ont les écrivains à penser et à utiliser des
métaphores. Il y voit un lien avec la comparaison d’entités sans rapport apparent
comme les couleurs et les mots ou les correspondances synesthésiques entre
formes et nombres.
Certains savants pensent que les concepts
élaborés (dont les nombres et le langage) sont ancrés dans certaines régions spécifiques
du cerveau et que la synesthésie peut procéder d’une mise en relation trop
fréquente de ces régions. De tels « montages croisés » peuvent
aboutir à la synesthésie en tant que tendance à associer des idées apparemment
sans rapport.
William Shakespeare, par exemple, avait
fréquemment recours aux métaphores, dont beaucoup étaient synesthésiques et
mettaient en jeu des correspondances. Dans Hamlet , Shakespeare fait
ainsi dire à l’un de ses personnages que le « froid est aigre ». Dans
une autre pièce, La Tempête, Shakespeare va au-delà des métaphores
mettant en jeu les sens et crée un lien entre une expérience concrète et
quelque chose de plus abstrait. Son image : « Sa musique se glissait
jusqu’à moi par-dessus les eaux », met en relation l’entité abstraite « musique »
avec une action visuelle. Le lecteur peut ainsi imaginer la musique – dont
il est en général difficile d’avoir une image mentale – comme un animal
en mouvement.
Mais il n’y a pas que les créateurs qui
établissent ce genre de lien. Tout le monde le fait, nous utilisons tous la
synesthésie à des degrés divers. Dans leur livre Les Métaphores dans la vie
quotidienne (Metaphors We Live By), le linguiste George Lakoff et le philosophe
Mark Johnson soutiennent que les métaphores ne sont pas des constructions arbitraires
mais suivent des modèles particuliers – qui en retour structurent la pensée.
Ils prennent en exemple certaines expressions, comme « happy » (heureux)
= « up » (en haut) et « sad » (triste) = « down »
(en bas). I ’m feeling up, my
spirits rose. I’m feeling down, he’s really low. Littéralement :
« Je me sens haut, mon moral s’élève. Je me sens bas, il est vraiment par
terre [15] . » Ou « more »
(plus) = « up » (en haut) et « less » (moins) = « down »
(en bas) : My income rose last year. The number of errors is very low. Littéralement :
« Mes revenus se sont élevés, l’année dernière. Le nombre des erreurs est
très bas [16] . » Lakoff et Johnson suggèrent que
beaucoup de ces modèles viennent de notre expérience matérielle quotidienne. Par
exemple, le lien entre ce qui est « triste » et ce qui est « bas »
peut être mis en rapport avec l’attitude d’une personne triste. De la même
manière, le lien entre le « plus » et le « haut » vient du
fait qu’ajouter un objet, ou une substance,
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