Jean sans peur
aménagée pour les ébats de la tigresse, vaste, sans meuble autre que cet entassement de fourrures où Isabeau se reposait.
La reine était presque joyeuse. Mais il paraît que cette joie qu’elle manifestait ne présageait rien de bon pour ses serviteurs, car un grand silence régnait dans le palais.
La reine passa cette journée tout entière en tête à tête avec la tigresse.
La nuit s’écoula sans incident digne de remarque.
C’était cette nuit où le chevalier de Passavant dormit sur le plateau du Voliard, sous la pluie, attendant l’heure de se rendre au château du duc d’Orléans.
Le lendemain matin, Isabeau de Bavière, plus joyeuse encore que la veille – et plus terrible, parut-il à ceux qui la connaissaient bien – tint sa cour et annonça que sous peu de jours aurait lieu dans son palais une nouvelle fête à laquelle elle invitait, dit-elle, tout ce qui était jeune et gracieux.
– Je ne veux pas autour de moi de figures moroses, ni laides, ajouta-t-elle. Ici, c’est le royaume de la Beauté, ici, c’est la capitale de l’amour, ici, c’est le palais de la joie.
À midi, la reine rentra dans la salle réservée à la tigresse Impéria.
Bois-Redon, capitaine des gardes, entra et dit gravement :
– Majesté, on apporte les viandes de Sa Seigneurie Impéria.
Il ne faut pas croire que le brave Bois-Redon plaisantait. On ne plaisantait avec Isabeau que lorsqu’elle le voulait. On plaisantait, on riait, on pleurait par ordre. Ces paroles du capitaine étaient l’ordinaire formule employée dès qu’il s’agissait de la tigresse favorite.
Derrière Bois-Redon se montrait un colosse habillé de vêtements en cuir épais et portant à la main une fourche en acier, à deux dents aiguës : c’était le chef des gardiens des fauves.
Derrière lui venaient deux hommes portant un large panier au fond duquel on voyait des quartiers sanglants.
Impéria se leva, le mufle tendu, les narines ouvertes, l’œil en feu.
– Qu’on remporte ces viandes ! dit froidement Isabeau.
Bois-Redon, dressé à l’obéissance passive, se tourna vers les porteurs et fit un geste. Mais le gardien des fauves, d’abord stupéfait par cet ordre, entra rapidement dans la salle, ploya le genou et dit :
– Majesté, si l’animal ne mange pas, il sera tout à l’heure impossible d’en approcher.
La reine laissa tomber sur l’homme à demi prosterné un regard de dédain sauvage, et elle prononça :
– Tu veux donc être pendu, toi ?
Le gardien des fauves se redressa, déposa sa fourche d’acier dans un coin de la salle, puis s’inclina profondément.
– La reine, dit-il, aura bientôt besoin de cette arme. Je la lui laisse.
Cette fois, Isabeau approuva d’un signe de tête. Bois-Redon, le gardien, les porteurs disparurent. Impéria, de son pas souple, marcha jusqu’à la porte, puis se tourna vers la reine et leva son regard luisant.
– Mais oui, dit Isabeau en riant, tu vas jeûner, ma belle. Je le veux ainsi. Vas-tu te fâcher ?
La tigresse commença à battre l’air de sa queue puissante, et fit entendre un grondement.
Isabeau, d’une voix calme, mais qui eût fait frissonner ceux qui l’eussent entendue et comprise, ajouta :
– Cette nuit, il faut que tu aies faim…
Puis, à coups de cravache, elle repoussa la tigresse dans la salle spéciale et ferma la porte. Elle se jeta sur son divan de peaux entassées, et, immobile, les paupières closes, les bras derrière la tête, se mit à rêver. Toute la journée, on entendit les rugissements de la tigresse.
Le soir, c’est-à-dire vers le moment où Passavant entrait dans Paris, presque aussi affamé qu’Impéria, Isabeau appela Bois-Redon.
Le capitaine entra, un peu pâle.
Pendant une longue minute, Isabeau le regarda dans les yeux. Sans doute, elle comprit ce qui se passait dans l’esprit de Bois-Redon. Elle haussa les épaules. Froidement, elle demanda :
– Est-ce fait ?…
– Oui, Majesté, répondit sourdement le capitaine. Cela n’a pas été sans mal. Mais enfin c’est fait. Le chemin est libre… le chemin, ajouta-t-il en frissonnant, qui mène à la chambre de la demoiselle de Champdivers !…
Isabeau saisit ce frisson. De nouveau son regard, d’une clarté mortelle, plongea jusqu’à l’âme de cet autre fauve qu’était Bois-Redon. Fauve, oui, mais fauve non compliqué.
Bois-Redon criminel savait à peine s’il était ou non criminel. Au fond, il n’avait qu’une pensée :
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