Joséphine, l'obsession de Napoléon
le drapeau de la République. Celui-là payait de sa personne. Son exemple aurait enflammé les pierres. Après une journée d’hésitation, ses troupes ne lui marchandèrent pas les efforts les plus exténuants.
Toutefois, Joséphine ne percevait que de lointains échos de ces exploits héroïques. Elle apprendrait avec le temps à mesurer les enjeux politiques et, à la fin, leur poids sur sa propre vie.
L’âpreté des combats avait râpé la tendresse passionnée des premières lettres. Le 17 septembre, en effet, Bonaparte adressa à Joséphine, de Vérone, l’une de ses missives les plus déconcertantes :
Je t’écris, ma bonne amie, bien souvent, et toi bien peu. Tu es une méchante et une laide, bien laide, autant que tu es légère. Cela est perfide : tromper un pauvre mari, un tendre amant ! Doit-il perdre ses droits parce qu’il est loin, chargé de besogne, de fatigue et de peine ? Sans Joséphine, sans l’assurance de son amour, que lui reste-t-il sur la terre ? Qu’y ferait-il ?
Adieu, adorable Joséphine : une de ces nuits, les portes s’ouvriront avec fracas, comme un jaloux, et me voilà dans tes bras.
Mille baisers amoureux.
La pire est sans doute celle du 13 octobre :
Je ne t’aime plus du tout ; au contraire, je te déteste. Tu es une vilaine, bien gauche, bien bête, bien Cendrillon. Tu ne m’écris pas du tout ; tu n’aimes pas ton mari ; tu sais le plaisir que tes lettres lui font, et tu ne lui écris pas six lignes jetées au hasard. […] Quel peut être ce merveilleux, ce nouvel amant qui absorbe tous vos instants, tyrannise vos journées et vous empêche de vous occuper de votre mari ? Joséphine, prenez-y garde : une bonne nuit, les portes enfoncées et me voilà !
Bonaparte oscille bizarrement entre tutoiement et voussoiement. La fureur du ton, celui d’un Othello, s’explique peut-être par les revers subis la veille dans l’offensive contre le feld-maréchal Alvinzi. Les accusations indiquent sans trop de doute que ses espions tenaient le général informé des infidélités de son épouse avec le lieutenant Hippolyte Charles. Elle n’était pas trop discrète à cet égard : lorsqu’elle fut convoquée de nouveau à Brescia, après la victoire de Castiglione, elle s’y rendit en compagnie de Hamelin. Arrivés au quartier général de Bonaparte, ils apprirent que le général en avait changé et que l’autre était à une vingtaine de lieues de là. Hamelin fut d’avis de s’y rendre tout de suite, mais Joséphine allégua la fatigue ; elle préférait repartir le lendemain et invita Hamelin à souper dans ses appartements ; il y trouva le lieutenant Charles et une table dressée pour trois, près du lit. Il soupa donc et s’en fut vers sa chambre. Quand ils quittèrent les lieux, Charles et lui, Joséphine rappela celui-là. Hamelin se souvint qu’il avait oublié son chapeau et son pistolet dans l’antichambre, mais, quand il voulut retourner les prendre, un grenadier lui en interdit l’entrée.
Une autre fois, après Arcole, supposant que Joséphine l’attendait à Milan, Bonaparte y était accouru, le 29 novembre 1796, brûlant de rêves érotiques. Las, elle était partie pour Gênes. Le choc fut si fort que Bonaparte faillit s’en trouver mal. Gênes ? Qu’y avait-il donc là-bas qui pût attirer Joséphine ? Les velours ? Point, et il ne le savait que trop : c’était dans cette ville que se trouvaient les quartiers de Charles. Elle ignorait que les cochers étaient bavards. Bonaparte rongea son amertume pendant neuf jours, jusqu’au retour de l’infidèle. Il lui écrivit trois lettres furieuses, débordant de reproches et d’amour. Il désespéra : quand il serait sûr qu’elle ne pouvait plus l’aimer, écrivit-il, il resterait silencieux et se contenterait de l’aimer. Ce fut alors qu’il déclara : « L’amour est une sottise faite à deux. » Mais il ne fut jamais avare de banalités faussement blasées, voire de grossièretés de salle de garde : à Sainte-Hélène, il décrivit
Joséphine comme « le plus joli c… de Paris ». Comme s’il connaissait tous les autres.
À la vérité, l’exaspération de Bonaparte témoignait autant de son égocentrisme que de sa passion pour Joséphine : depuis six mois il obligeait cette femme souffrante à courir les grands chemins dans des chaises de poste, parfois sous les balles ennemies, et à changer de palais comme un soldat change de bivouac. Il fallait
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