Journal de Jules Renard de 1893-1898
vie. J'ai la santé, le succès, assez d'argent, pas trop.
Mon Dieu, que je suis donc malheureux !
18 novembre.
Schwob, qu'on me disait mourant, ne me semble que très fatigué par le régime qu'il suit. Néanmoins, le squelette du Juif apparaît. Son médecin a promis de le guérir.
Pendant qu'il se lève, je regarde les petites choses bizarres qu'il aime à voir sur sa table, sur sa cheminée.
Un petit meuble haut comme le pouce, avec sa glace, une petite bougie de poupée. Il a dû l'allumer hier soir. Il a peut-être écrit un petit conte à sa petite clarté. Un portrait de Jean Lorrain avec ses yeux enflés et dont les paupières ressemblent à des capotes de diligences, lâches, et qui retombent toujours. Un petit chien japonais offert par Montesquiou : il n'y en a que trois comme lui en France.
Ce n'est pas tout à fait une vieille femme : c'est plutôt une femme mûre, qui a trop de graisse et qui n'a plus de sein. Peu à peu il s'anime. Il se réjouit parce qu'on lui a dit qu'Ernest La Jeunesse a sur le corps, au lieu de poils, de petites touffes de laine serrée, comme un homme préhistorique, parce que Pierre Louÿs n'est déjà plus au Journal et que La Jeunesse y fait mince figure. Moi, je dis :
- Il suffit de lire une page de Schwob après une page de Louÿs pour voir ce que c'est que l'érudition en toc.
Il se réjouit parce que Byvanck rage, et il me dit sur la porte :
- Vous êtes bien gentil.
- Je vous aime bien, lui dis-je.
Il ressemble à un parent d'Ubu Roi. De petites gravures collées au mur avec d'énormes punaises. Une cheminée où l'on ne brûle que du papier. Des fauteuils dont les coussins ne sont jamais là. Une couverture, qui semble être un échantillon, pour ses jambes.
Les phonographes à la voix de grand'mère.
C'est douloureux, d'écrire un livre : c'est s'en délivrer.
Bosdeveix. Quand on le menace de la misère, il répond :
- Un somnambule m'a prédit que je ne mourrais qu'à 54 ans. Pour vivre, il faut de l'argent. J'aurais donc toujours de l'argent.
20 novembre.
Henri Heine. Oui, oui, il y a un mot drôle de temps en temps.
Moi, changer quelque chose au style de La Fontaine, de La Bruyère, de Molière ? Pas si bête !
Meyer : J'ai mal au genou.
Capus : Un peu de migraine.
L'Amour fumant une cigarette, coiffé d'une capote et buvant un verre de sublimé, ou, encore, prêt à prendre son bock.
21 novembre.
Quand vous parlez de moi, laissez donc La Fontaine tranquille, et les proportions seront bien gardées.
Quel langage de portefaix ! Il doit avoir la langue toute verte.
22 novembre.
Une belle intelligence, avec une arrière-boutique.
23 novembre.
A la campagne, Mme Rostand laisse ses enfants jouer avec les enfants du village. Parmi eux se trouve une petite fille qui s'appelle Bouche Sèche, qui n'a pas de chemise, une vraie petite fille d'air et de terre qui appelle Maurice « mon prince ».
Maurice dit un gros mot : cochon.
- Oh ! dit Bouche Sèche, c'est vilain, ce que vous dites-là. Et vous allez tout de suite me demander pardon, prince, et faire comme ça.
Elle fait une génuflexion. Maurice, interloqué, l'imite et lui dit :
- C'est ta maman qui te défend d'écouter des gros mots ?
- Oui, dit-elle. Je n'en laisse jamais passer un, et, comme le petit du charbonnier en avait dit un, l'autre jour, et qu'il ne voulait pas demander pardon, je lui ai foutu une gifle.
Mme Rostand, ayant besoin d'un valet de chambre, avait, par l'intermédiaire des petites annonces du Figaro, donné rendez-vous à une quinzaine de domestiques, rue Fortuny. Ils étaient tous exacts, rangés, dans le salon vide. L'un d'eux lui dit :
- Madame, je ne suis venu que parce que madame a une écriture chic.
Il tire une poignée de lettres de sa poche et dit :
- Vous voyez ! Il y a des lettres que je n'ouvre même pas. Regardez, madame. Ça, ce n'est pas des écritures.
Un autre a quitté la duchesse d'Uzès parce qu'il aime mieux être premier dans une petite maison que second chez une duchesse. Un autre a quitté des gens chics parce qu'on y mettait mal le couvert.
- Oui, madame. Et, si madame le désire, un soir qu'elle sera seule et n'aura rien à faire, je lui montrerai, rien que pour l'amuser et la faire rire, comment on mettait le couvert dans cette maison que j'ai été obligé de quitter.
Les autres étaient mariés et demandaient : le plus vieux, un soir de liberté par mois, un autre, une soirée tous les quinze jours, un autre, une soirée par semaine, et ainsi de suite par rang
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