Journal de Jules Renard de 1893-1898
de voir du monde qui tombe à l'eau.
Si tous mes admirateurs achetaient mes livres, j'en aurais moins.
10 novembre.
Nos ancêtres aimaient la campagne : ils s'y promenaient et ne la regardaient pas.
Par la fenêtre il jette l'argent à un ami sûr, qui le lui rend.
11 novembre.
J'écris d'abord une lettre d'éloges à l'auteur qui m'envoie son livre, puis je lis son livre, et je tâche de justifier ma lettre.
- Il me doit encore quinze francs.
- Vous savez qu'il est mort ?
- Oh ! alors, je lui en fais cadeau.
12 novembre.
A L'OEuvre. Peer Gynt. - Nau, désolée, qui veut se suicider. Ne faites pas ça ici ! Attendez que je n'y sois plus. Bon ou médiocre, ça existe tout de même, l'esprit français. Qui de nous aurait le courage d'écrire, le pouvant, les pièces d'Ibsen ?
La musique : quand on joue assez fort ou assez doucement, le public applaudit. Ce qu'il doit y avoir d'imbéciles, en musique !
Le monsieur furieux parce qu'on applaudit : « Oh ! non, alors ! Qu'est-ce que vous applaudissez ? »
Nous aussi, il nous vient parfois l'idée d'écrire notre Faust, mais nous nous retenons.
Un homme du Nord ne se retient pas, et il fait d'un bourgeois un prisonnier ivre de liberté.
Ernest La Jeunesse se dresse pour qu'on apprenne à le voir. Il sent que quelqu'un, derrière lui, le dessine, et il ne bouge presque pas : il fait son meilleur profil. Et moi aussi, je crois qu'on me regarde. Et les maîtresses de nos grands critiques, et toutes les femmes de toutes les loges croient aussi qu'on les regarde. Pauvres gens ! Si la gloire était commune et répandue comme l'air, il n'y en aurait pas assez pour tout le monde.
L'esprit français aime les grandes choses, mais il veut voir où ça le mène. Il met au point les chefs-d'oeuvre.
Oh ! que le génie me donne un coup, dût-il me casser la tête.
C'est au prix de toutes mes angoisses que je donne aux autres l'impression d'une sécurité parfaite.
14 novembre.
Il ne peut pas vous dire : « Votre conte aujourd'hui est très bien », sans avoir l'air d'insinuer : « Il est bougrement mieux que celui d'hier ! »
Théâtre. Le cimetière des fauteuils d'orchestre sous la housse. Il ne manque que des têtes.
15 novembre.
Dîner Capus.
- Mendès fait ses articles au café, dit Capus. Il est heureux d'entendre une petite grue répéter : « Maître, relisez-nous cette phrase. »
On s'accorde à dédaigner tout ce que Mendès a écrit, excepté ses chroniques dramatiques. Nous sommes tous heureux qu'il les publie en volume, bien que personne de nous n'ait l'intention de les relire.
- Comment voulez-vous, dis-je à Gandillot, que j'aie la modestie de croire que mes Histoires naturelles exigent moins d'effort, de volonté, d'application, que vos vaudevilles ? J'accorde qu'il soit difficile à un homme de talent de faire un vaudeville qui rapporte cent mille francs, comme il est difficile à un honnête homme de faire une saleté lucrative.
Discussion sur la littérature. Veber et Gandillot vantent Dickens. Je crie à tue-tête que tous les étrangers m'assomment, qu'il peut y avoir de bonnes choses çà et là, mais qu'il n'y en a de parfaites que chez nous, et que je n'aime que la littérature française. Capus est de mon avis.
- Celui, dit Descaves, qui, toutes proportions gardées, a su tirer le plus d'argent de sa copie, c'est Léon Cladel.
Et Capus :
- Le plus terrible en affaires, ce n'est pas, comme on croit, Marcel Prévost : c'est Porto-Riche. Allais est populaire et n'a aucune réputation. Il a pris la succession d'Armand Silvestre.
- Le plus populaire, dit Gandillot, c'est Sergines, un nom sous lequel on reproduit, aux Annales, toutes les fantaisies du journalisme.
Dans les provinces les plus reculées on vous vantera M. Sergines.
16 novembre.
Verlaine. Lu ses lettres publiées par La Revue blanche, n° 83. Son style : une désagrégation, une chute de feuilles d'un arbre qui se pourrit.
Un savant, c'est un homme qui est à peu près certain.
17 novembre.
Il m'est arrivé quelquefois de danser dans la vie, mais tout seul.
A Ernest La Jeunesse : « En somme, tous ceux que vous avez abîmés sont devenus vos meilleurs amis, et c'est une honte que des littérateurs que vous avez traînés dans la boue vous tendent ensuite la main, comme s'ils voulaient s'essuyer. »
L'auteur gai. J'ai bien travaillé, et je suis content de mon travail. Je pose ma plume parce que la nuit tombe. Rêve dans le crépuscule. Ma femme et mes enfants sont dans la chambre voisine, pleins de
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