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Journal de Jules Renard de 1893-1898

Journal de Jules Renard de 1893-1898

Titel: Journal de Jules Renard de 1893-1898 Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jules Renard
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j'aime mon rôle, dans votre petite pièce, parce qu'il me donne du mal.
    Il aime les longues répétitions où l'on s'en donne une ventrée.
Des phrases courtes et claires, et un peu plates, avec, çà et là, une autre phrase qui se dresse comme une fleur éclatante au milieu d'herbes d'une pâle verdure. Et, surtout, pas de cette poésie qui paraît poétique comme certains nous paraissent Russes. Qu'ils soient Russes, l'oeil le voit, mais il ne les lit pas, mais la bouche ne les prononce pas. C'est là surtout qu'il faut mettre un point, même sur l'i grec du mystère.
2 mars.
Quelle disproportion entre la valeur réelle d'une actrice et sa gloire, entre sa besogne et le bruit qu'elle fait, et comme il est juste qu'il ne reste rien d'elle après sa mort !
5 mars.
Ce mot de Got : « Quand le public n'est pas là, il manque un personnage. »
7 mars.
Hier soir, lecture de La Samaritaine de Rostand. Un admirable lecteur. Des vers jolis, jolis comme des coeurs. Une Samaritaine originale, et un Christ qui rappelle celui de Victor Hugo dans La Fin de Satan. Je n'ai pas de peine à dire à Rostand qu'il est un grand poëte, comme Musset, Gautier, Banville, qu'il est plus fort que tous les poëtes actuels, et qu'il est dans la poésie ce que je voudrais être dans la prose. Enfin, je l'admire en toute sécurité, et je suis sûr de ne pas me tromper.
    Il y a des admirations qui exigent effort, que le doute suit de près. Rostand, un peu pâle, dit : « Oh ! il est drôle ! » Et il a l'air heureux.
- J'aime bien mieux Cyrano de Bergerac que je suis en train d'écrire, dit-il.
Naturellement.
11 mars.
Oui, le goût que j'ai d'une certaine médiocrité me servira au théâtre.
15 mars.
D'abord, ce matin, chez Granier, répétition intime. Granier dans un peignoir que je croyais être la robe de la pièce, mais ce n'était pas encore elle. Ils répètent, ils s'amusent, ils rient, ils sont chez eux. Ils s'attendrissent.
Répétition générale. C'est au-delà de mes rêves. Granier, ah ! quelle robe et quel décor ! Elle a apporté des statuettes, de la musique, des fleurs, une lampe, et un abat-jour qu'elle a fait elle-même ce matin. Et elle est jolie ! C'est la première fois qu'elle m'émeut. Je n'ose pas l'embrasser. Rideau. Applaudissements pour elle et pour le décor.
De longs temps. Aux premières phrases, Mayer fait rire. A partir de ce moment je bois du lait, j'en bois trop. Tout porte. Je me promène derrière. L'électricien me dit :
- C'est que c'est fin, ça, monsieur.
Et j'entends : « Ah ! Ah ! Bravo ! » Je me crois dans la lune, et ça a l'air d'une farce, bien plaisante.
    La pièce est coupée en deux, en son milieu, par des bravos dont je me serais contenté à la fin.
Mayer me dit :
- Je n'osais pas regarder le public. Je me faisais l'effet d'un homme qui porte un vase de cristal fin, et qui se dit : « Ils vont finir par me le casser ! »
J'entends Granier pleurer presque. Rideau. Trois rappels. Photographie. C'est, je crois bien, tout le succès, sans faute note, que puisse obtenir une petite chose. Puis, défilé. Des mains, des mains, des mains. Gandillot me dit : « Je ne vous dis rien. » Descaves, qui a mené la salle en donnant, le premier, le signal, a l'air joyeux pour la première fois de ma vie. De Flers me dit : « Je suis bien heureux de vous connaître. » Les Escholiers me remercient. Une vieille dame, que je ne connais pas, me serre les mains.
Ainsi, jusqu'à ce jour, j'étais de l'autre côté de la rivière. Ni Poil de Carotte, ni les Histoires naturelles ne m'avaient fait passer. Maintenant je sens que je passe.
16 mars.
Ce soir, première. Je n'ai pas très peur. Il faudrait de l'écroulement, mais, la joie, j'en ai presque assez, et une désillusion brusque serait presque aussi drôle.
Ce matin, les mots de triomphe, de succès fou, me semblent quand même un peu gros.
Granier, à la fin, avait des larmes d'argent dans la voix.
    Je m'attendais à un peu plus de lettres, à un peu plus de gentillesses dans les journaux. Cela ne m'arrive pas souvent, mais je pense à Blanche, à la vraie. Si elle s'était vue hier, elle aurait pleuré de douces larmes. A neuf ans de distance elle m'aurait aimé, mais la vie ne permet pas ces choses-là, qui seraient les plus exquises. Le bonheur n'envoie pas des billets de théâtre à l'abandon. L'autre monde serait bien beau, s'il était seulement de ce monde-ci rectifié.
17 mars.
Première représentation. Bon public. La salle débordait. Il y

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