Julie et Salaberry
brouillon malencontreux, je nâai aucun doute quâelle ait été profondément choquée.
â Je ne comprends pas, fit Salaberry, totalement dépassé par les événements. Cette lettre⦠ce nâétait quâune simple ébauche. Dâailleurs, comme elle ne lui était pas destinée, elle nâaurait pas dû la lire, se rebiffa-t-il. Je voulais simplement tenir mon père au courant de mes démarches.
â Ah! Les hommes! se découragea la dame devant tant dâaveuglement. Mettez-vous à la place dâune jeune fille qui vient de recevoir une demande en mariage pour lire, lâinstant dâaprès, en toutes lettres et de la main même de son prétendant, quâil lâépouse pour son argent. Si mademoiselle de Rouville a le cÅur aussi pur que vous le prétendez, jâimagine facilement à quel point elle sâest sentie dupée en lisant cela. Je la plains!
Elle hochait la tête, compatissante, imaginant le profond état dâaccablement de la jeune femme.
â My goodness ! sâexclama Salaberry, de rage et de dépit. Pourtant, je tiens à elle.
Les yeux cernés du soupirant éconduit indiquaient un manque de sommeil.
â Vous lâaimez, Salaberry? demanda soudainement Francis de Rottenburg.
â Si je lâaime, Sir? Yes, I love her!
â Alors, il ne vous reste plus quâà livrer combat.
â Que voulez-vous dire?
â Partir sur-le-champ pour le lui dire, mon cher Salaberry, lui conseilla madame de Rottenburg de sa voix douce mais ferme. Tenter votre dernière chance. Vous nâavez guère dâautre choix.
Salaberry arriva à Chambly, fourbu et mouillé. Il avait chevauché entre Longueuil et Chambly sous une pluie froide et parfois mêlée de neige. En chemin, il ne sâétait arrêté que deux fois chez des habitants. La première, pour réclamer un cheval frais; et la seconde, pour se faire offrir un peu de bouillon chaud, tant il était transi. à cette dernière étape, lâhabitante lui avait même offert le gîte pour la nuit, mais il avait refusé. Ce jour-là , personne nâaurait pu lui faire entendre raison et il ne se reposerait, si cela était possible, quâune fois arrivé chez les Rouville, et pas avant dâavoir parlé à Julie. Il ne pensait quâà elle. Tout au long du chemin il se répétait les mots quâil avait choisis pour la convaincre de sa bonne foi.
Enfin, les premières maisons de Chambly apparurent. Ce nâétait pas trop tôt. Il était gelé.
Dans la cour du manoir, il rencontra le docteur Talham qui sâapprêtait à partir après avoir déposé dans sa charrette la petite armoire portative contenant les médicaments et instruments médicaux et quâil apportait toujours avec lui.
â Quelquâun est malade? demanda Salaberry avec inquiétude.
â Ah! Major!
Le docteur venait à sa rencontre.
â Il sâagit de mademoiselle de Rouville. Et je suis inquiet, pour ne rien vous cacher.
Salaberry blêmit.
â Que voulez-vous dire?
â Elle a toujours eu une certaine tendance à la mélancolie, par contre cet hiver, jusquâà votre visite en janvier, je dirais, elle mâavait semblé plus vive, plus animée. Elle respirait la joie de vivre. Câétait un véritable plaisir que de la voir ainsi et je mâen réjouissais.
â Quâen est-il aujourdâhui, docteur?
â Elle est extrêmement affaiblie. Je lui ai prescrit un fortifiant. Son visage exprime parfois une tristesse qui me bouleverse et me fait craindre une de ces fâcheuses maladies de langueur, expliqua le docteur.
La proximité avec ses patients dans des moments où ils étaient le plus vulnérables lâavait rendu sensible à la nature humaine. Il avait appris que les maux du corps dissimulaient parfois ceux de lââme.
â Je vous avoue que je me demande ce qui sâest passé pour la mettre dans cet état, poursuivit le docteur qui se perdait en conjectures. Mon cher major! Jâaurais bien voulu ne pas vous accabler avec ces nouvelles, surtout que je vous sais déjà très éprouvé par la perte de votre frère. Mais quel médecin je fais! se reprit-il en voyant lâofficier qui grelottait. Je vous retiens alors que vous êtes gelé.
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