Julie et Salaberry
nouvelles contrariétés. Les visages de madame et monsieur de Rouville exprimaient en effet un profond mécontentement. Le curé constata par contre que cela nâavait rien à voir avec le motif de leur visite.
â Il faut faire intervenir le capitaine de milice avant que tout ceci ne dégénère, et je mâen charge personnellement.
â Vous me soulagez dâun grand poids, colonel.
â Mais en contrepartie, engagez-vous à faire entrer Lukin et Vincelette dans le rang. Câest vous, Bédard, qui avez contribué à semer la discorde en contestant le procès-verbal de lâarpenteur avec lâaide de votre frère avocat. à vous maintenant de ramener la paix dans la paroisse. Prenez exemple sur Bresse!
â Monsieur de Rouville, dois-je vous rappeler que vous nâavez pas à dicter sa conduite à votre pasteur? Dites-moi plutôt ce qui vous amène.
â Voici: Charles de Salaberry désire presser son union avec ma fille. Le gouverneur Prévost a confié à mon futur gendre la mise sur pied du corps des Voltigeurs canadiens â un honneur! dit le colonel de Rouville en guise de préambule.
â Je vois, dit le curé, impassible, mais qui en fait ne voyait rien du tout. En quoi la constitution du régiment des Voltigeurs devait-elle hâter le mariage du major de Salaberry?
â Lâunion de ces chers enfants doit être célébrée le plus tôt possible, insista madame de Rouville avec une exigence dans la voix qui hérissa encore plus le curé.
Elle venait de sâasseoir en étalant ses jupes avec la dignité dâune reine mère, lèvres pincées, toisant le curé.
«Nous y voilà , se dit ce dernier. Demande de dispenses, lettre à monseigneur, et tutti quanti .»
â On sâattend à une déclaration de guerre avant le début de lâété et à la possibilité dâune invasion de lâennemi dès lâarrivée du beau temps, expliqua son époux. Salaberry doit donc former ses Voltigeurs.
â Et «le plus tôt possible» signifie?
â En mai, déclara madame de Rouville dâun ton péremptoire.
â Mais nous sommes en avril! Vous voulez dire quâaucune proclamation de ban ne sera faite au prône paroissial, ni à Chambly ni à Beauport? Pourquoi ne pas attendre à la fin de lâautomne, en novembre, par exemple? Les combats auront sûrement cessé et lâarmée se retirera dans ses quartiers dâhiver. Le mariage est une affaire suffisamment sérieuse pour prendre le temps de le faire dans les règles.
Cette bousculade de lâordre et de la tradition offusquait le curé. «Pourquoi faut-il quâon cherche toujours des exceptions quand il sâagit de mariage? se dit-il. Les règles édictées dans le Rituel de monseigneur de Saint-Vallier sur la publication des bans sont pourtant claires: les trois dimanches précédant le mariage.»
â Les familles étant dâaccord et le mariage entendu, il faut que cette union soit bénie rapidement, ordonna sèchement le colonel. Rien ne sây oppose.
Ravalant sa salive, le curé dévisagea avec une sévérité tout ecclésiastique le seigneur de Rouville qui faisait ingérence dans le domaine spirituel. Les curés se mêlaient-ils de stratégie guerrière?
â Messire Bédard, la famille de notre futur gendre est en deuil, insista le colonel. Or, par patriotisme et conscients de ce que leur fils peut apporter à notre pays dans ces temps difficiles, monsieur et madame de Salaberry autorisent un mariage anticipé. Sans égard à leur profonde affliction. Vous nâallez tout de même pas faire moins que ces braves gens, nâest-ce pas, Bédard?
Le visage du curé ne broncha pas dâun pli, mais ses yeux dardaient de lances le colonel. Ce dernier se radoucit: rendre messire Bédard griche-poil se révélait une mauvaise tactique. Il y avait bien assez de ce satané Boileau!
â Lady Prévost elle-même a fait parvenir ses amitiés à notre pauvre cousine, madame de Salaberry, lâassurant quâelle partageait sa douleur, renchérit la seigneuresse comme pour démontrer à messire Bédard à quel point il était tatillon.
â Et le gouverneur a envoyé une dépêche à Londres pour faire hâter le
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