Julie et Salaberry
par son mariage, elle habitait une petite maison construite sur un lopin de terre cédé par le docteur Talham au jeune ménage, en reconnaissance des services rendus par la domestique qui était entrée chez lui à douze ans à peine. Charlotte aidait toujours aux corvées saisonnières et rendait service en gardant les enfants quâelle avait connus au berceau. En échange, les Ménard recevaient chaque année un cochon engraissé sur la ferme des Lareau aux frais du docteur.
â Mâest avis, madame Talham, que votâ mère doit en avoir par-dessus la tête des enfants, dit Charlotte. Si vous nâavez plus besoin de moi, jâvais aller voir ce qui en est.
â Nous en avons assez fait pour aujourdâhui, approuva Marguerite en retirant son tablier. Ma mère peut ramener les enfants.
Comme toujours, madame Lareau sâétait échappée de la ferme, pendant que son mari prêtait main-forte à leur fils, Noël. Après lâhiver, mais avant les semailles, il y avait toujours des réparations ou des petits travaux négligés à lâautomne à effectuer. Noël, lâaîné des garçons de la famille Lareau, hériterait un jour de la terre familiale. Il venait de se marier avec Sophie Tétrault et le jeune couple sâétait installé à la ferme du rang de la Petite Rivière. La cohabitation belle-mère et bru se montrant chaotique, ce qui servait de prétexte à Victoire pour multiplier ses visites chez les Talham. Car elle était fière et se refusait à jouer le rôle de la belle-mère acariâtre auprès de sa jeune bru. Ne voulant pas prêter flanc à la critique, elle se réfugiait chez sa fille aînée où elle se sentait parfaitement à lâaise, laissant ainsi le champ libre à la jeune madame Lareau.
à lâintérieur, Marie-Anne dormait dans son berceau tandis que Melchior et Appoline, les grands, avaient pour tâche de retirer les cailloux qui surgissaient mystérieusement de la terre, chaque printemps. Pour ne pas nuire au travail des trois femmes, la grand-mère gardait Eugène et Charles chez les Ménard.
Marguerite avait remis au lendemain la corvée de la grande lessive, câest-à -dire faire bouillir tout le linge de la maison et le faire sécher dehors. De son côté, Lison avait entrepris la fabrication du savon, et il fallait ouvrir grand les fenêtres pour aérer. Le gras animal, récupéré pendant lâhiver, avait bouilli avec du lessi, un mélange de cendre de bois et dâeau, et de la résine, ce qui exhalait une odeur répugnante. Ce travail avait occupé la jeune domestique une grande partie de la journée. Charlotte repartie, madame Talham vaquait à lâintérieur et Lison décida quâelle avait droit à un peu repos.
Assise sur une des marches menant à la vaste galerie qui entourait la maison, la jeune fille se prélassait sous les chauds rayons du soleil dâavril avant de retourner à la cuisine pour préparer le souper. Sur le chemin du Roi, un cavalier avançait au trot. à la grande surprise de Lison, il mit pied à terre devant la maison et attacha son cheval au poteau prévu à cette fin.
Lison se releva prestement en replaçant son bonnet et son tablier. Ce monsieur ne lui était pas inconnu, mais elle nâarrivait pas à le situer. Il portait de beaux habits, une redingote bleu foncé dont les longues basques cachaient la culotte, des bottes noires luisantes, une large cravate nouée négligemment sur le col et un chapeau de castor qui avait lâair neuf.
â Câest ainsi que les domestiques du docteur flânent en son absence, dit-il en sâapprochant.
Lison sâinclina dans une révérence respectueuse en ignorant le ton railleur.
Lâhomme se planta devant elle et la saisit par le menton quâil serra fortement entre deux doigts, lâexaminant avec une appréciation grossière.
â Joli tendron, observa-t-il en la lâchant alors que des larmes commençaient à couler sur les joues rebondies. Allez, ouste, cesse de pleurnicher et va dire à ta maîtresse quâun gentilhomme veut lui parler.
à moitié morte de peur, la fillette sâenfuit dans la maison en courant. Ovide en profita pour entrer. Il sâétait toujours tenu loin des Talham et jamais encore
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