Julie et Salaberry
murmurera des paroles obscures en algonquin, langue quâelle tenait de ses ancêtres maternels. Ovide se mit à trembler, comme si les mânes de ces femmes mortes depuis longtemps jetaient sur lui leurs imprécations.
Il pâlit.
â Sorcière! Tais-toi, vieille folle.
Il enfourcha son cheval et, dâun coup de bride, repartit en direction du village. Victoire le suivait des yeux, proférant sa malédiction.
â Sois maudit jusquâà la fin des temps!
Stupéfiée, Marguerite contemplait sa mère.
â Mon Dieu! Vous saviez que câétait lui? sâétrangla-t-elle. Mais comment lâavez-vous appris?
â Tu oublies que je suis ta mère, que mon sang coule dans tes veines comme dans celles de ton fils. Oui, je suis au courant depuis longtemps. Du moins, je mâen doutais fortement, à ta manière de lâéviter. Et puis, il nây a quâà voir les yeux de Melchior, trop semblables aux siens. Deux parents aux yeux bleus ne peuvent avoir un enfant aux yeux aussi noirs. Mais rassure-toi, la ressemblance nâest pas si évidente, et bien peu de gens remarquent ce genre de détails. Il ne tâa pas fait de mal, cette fois-ci?
â Oh! Mère, fit Marguerite en se jetant dans les bras de Victoire.
Ces confidences lui procuraient un tel soulagement! Soudain, elle fut secouée par dâirrépressibles sanglots. Des sanglots contenus depuis dix ans.
Victoire la laissa sâépancher un moment.
â Allons, Marguerite! Câest fini, maintenant. Ressaisis-toi. Il ne faut pas que les enfants et Lison te voient dans cet état.
Marguerite acquiesça en silence et sortit son mouchoir. Dans le petit cabinet du rez-de-chaussée, il y avait un meuble de toilette avec un pichet rempli dâeau. Elle se bassina longuement les yeux, encore tremblante dâavoir revu de près son agresseur. Elle avait réussi à lui tenir tête et se sentait envahie par une étrange fatigue, comme si elle avait parcouru un long chemin sans jamais avoir pu sâarrêter. Toutefois, lorsquâelle eut séché ses larmes, Marguerite constata que sa vieille peur lâavait quittée. Dans quelques jours, ce seraient les noces de la demoiselle de Rouville et de Salaberry. Les Talham étaient invités et, cette fois, elle aurait la force de lui faire face.
De son côté, Victoire demeura quelques instants sur la galerie, le regard vague, comme si elle observait les nombreuses embarcations qui sillonnaient le bassin. Quelque chose lâagaçait. On aurait dit quâOvide de Rouville savait, pour Melchior. Mais Victoire conserva cette pensée par-devers elle. Inutile dâinquiéter Marguerite. Il était temps de préparer le souper avant de mettre les enfants au lit.
Â
Chapitre 17
Les noces de mai
Le matin de ses noces, la demoiselle de Rouville fut hors de son lit dès potron-minet. De sa fenêtre, elle voyait le paysage se teinter des lueurs roses de lâaurore annonçant une belle journée. Encore six heures à attendre! La rivière cascadait joyeusement entre les pierres et à cette distance, le grondement des rapides nâétait plus que le doux bruissement familier qui la berçait depuis lâenfance. Désormais, elle sâendormirait entre les bras de celui que le destin avait mené à elle; et les chimères caressées si longtemps sâétaient évanouies comme lâeau vive des rapides devenant eau calme en se jetant dans le bassin de Chambly.
Petite, elle aimait observer le passage des cages de bois que des hommes appelés cageux faisaient habilement flotter sur le remous à lâaide de leurs longues gaffes, pour atteindre sans encombre le bassin. La plupart dâentre eux ne savaient pas nager, croyant farouchement que leur survie dépendait de leur bonne étoile. Des héros qui accomplissaient leur devoir au péril de leur vie! Son fiancé, Charles de Salaberry, était de cette trempe.
â Jeanne! appela-t-elle.
Une jeune fille de seize ans accourut. Marguerite lui avait recommandé cette sÅur de Lison comme femme de chambre, et Julie avait jugé son âge raisonnable pour lâemploi. Plus tard, lorsque la future madame de Salaberry aurait sa maison â Dieu seul savait quand cela arriverait, les temps étaient si incertains! â, elle reprendrait également à son
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