Julie et Salaberry
descendant lâescalier qui menait à la cuisine.
â Vous aimeriez que je vous conduise chez le docteur? demanda Joseph qui revenait de remplir des barriques dâeau puisée dans les rapides de la rivière Chambly.
Le domestique était très attaché à la demoiselle de Rouville. En voyant son visage défait, il se désola une fois de plus. «Pourquoi la pâtite mamâzelle est-elle toujours malheureuse?»
Lâinquiétude affectueuse du Noir toucha Julie.
â Ne tâen fais pas, Joseph, dit-elle en sâefforçant de sourire.
â Mais oui, pâtite mamâzelle. Un jour, tout ira mieux, affirma Joseph, tout en croyant le contraire.
Rien dans la vie de la demoiselle de Rouville ne ressemblait au bonheur. Elle était riche, mais lâindifférence de ses parents lui infligeait des blessures profondes. Et que dire de son frère? Un homme mauvais que Joseph fuyait, de crainte quâun jour madame de Rouville, à qui lâesclave appartenait, ne fasse cadeau de sa personne à son fils à qui elle ne refusait rien. Il sortit en se promettant de prier très fort le bon Dieu afin quâil le protège du méchant tout en veillant sur la chère pâtite mamâzelle.
Vers une heure de lâaprès-dîner, Julie se décida enfin à sortir. Dans la matinée, elle avait fait parvenir un billet à lâépouse du docteur pour lâavertir de sa visite, anticipant le plaisir de se réchauffer le cÅur dans la turbulence joyeuse de la maison des Talham. Marguerite attendait un autre enfant et depuis quelques mois, elle ne sortait plus. Par décence, les femmes enceintes demeuraient confinées chez elles jusquâà leur délivrance, du moins les dames de la bonne société. Julie serait la marraine du futur petit Talham. Elle-même avait réclamé cet honneur. Ses amis avaient accepté avec la joie quâon imagine, sans savoir à quel point cet événement pouvait la rendre heureuse. Un ange à choyer, quel bonheur pour celle qui rêvait secrètement de René et dâune grande tablée dâenfants!
Comme les chemins étaient secs, Joseph avait attelé la petite calèche sans crainte de voir les habits de la demoiselle se faire éclabousser de boue. La semaine précédente, sâétaient succédé des journées venteuses et pluvieuses, dénudant entièrement les arbres de leurs feuilles. Mais ce jour-là , le soleil sâétait décidé à se montrer et la lumière dâautomne, si particulière au Bas-Canada, jetait des reflets mordorés dans les amas des feuilles ocre et rouge tassées le long du chemin. Une fraîche odeur de terre donnait envie de respirer à grands traits, embaumait lâair et remplissait les narines de la jeune fille. Le domestique profitait quant à lui du plaisir que lui procurait une sortie de sa maîtresse. Pendant que la demoiselle de Rouville prendrait le thé avec son amie, Joseph se promènerait de maison en maison pour saluer les domestiques de sa connaissance. Il sâattarderait chez les Bresse où Perrine lui réservait ses meilleures galettes, servies avec de la confiture et une tasse de thé bien chaud et bien sucré. La servante relaterait les derniers potins de la paroisse et Joseph se régalerait en contemplant le visage rond où brillait un sourire naïf, tout en rêvant de défaire son chignon blond dissimulé par un bonnet de coton empesé.
La calèche sâimmobilisa soudainement au détour du chemin, juste avant un petit pont qui recouvrait un fossé se jetant dans le bassin de Chambly.
â Que se passe-t-il, Joseph?
â Jâsais pas, pâtite mamâzelle, mais on ne peut plus passer.
Devant eux, un attroupement sâétait formé. Immédia tement, le regard de Julie repéra René et son père, monsieur Boileau. Ce dernier discutait avec un inconnu dont le manteau noir froissé et le chapeau informe indiquaient quâil avait dû voyager plusieurs heures. Lâhomme écrivait frénétiquement avec un crayon de plomb dans un petit calepin de notes. Le notaire semblait mécontent. Le curé Jean-Baptiste Bédard observait la scène, les bras croisés et lâair furibond, tout comme le marchand Joseph Bresse, lâaubergiste Jacques Vincelet et le négociant David
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