Julie et Salaberry

point? Je vous sauverai peut-être du bel argent. Alors, cessez de grognasser et attendez la suite.
    â€” Sacrelotte!
    Désarçonné, monsieur Boileau tira un mouchoir noir de sa poche pour s’éponger le front jusque sous la perruque, pendant que son épouse allait rejoindre le brave Vincelet qui, littéralement, ne savait plus sur quel pied danser.
    Les dernières notes envolées, la noble dame remercia d’une révérence son cavalier tremblant d’émotion, puis retourna à son mari pour lui raconter qu’elle avait convié l’aubergiste à dîner pour le lendemain. L’espace d’une danse, madame Boileau avait fait beaucoup plus pour la cause de son mari que tous les avocats du Bas-Canada réunis. Malgré cela, son cher époux se plongea dans une bouderie qui l’empêcha de desserrer les dents pour le reste de la réception.
    Dans leur coin, les demoiselles de Niverville, que personne n’avait encore invitées à danser, s’empressèrent de commenter l’événement.
    â€” Pauvre femme! Nul doute qu’elle commence à perdre la raison, chuchota Thérèse à sa sœur.
    â€” Nous l’avons toujours dit, approuva Madeleine. Se marier hors de sa classe ne peut finir autrement que par un désastre. Danser avec l’aubergiste! Je me demande quand s’arrêtera sa chute.
    â€” On pourra dire qu’elle a bien choisi son occasion! renchérit Thérèse. Le jour d’un mariage historique, sans conteste! Heureusement, on parlera plus longtemps de la prestigieuse alliance entre la demoiselle de Rouville et un monsieur de Salaberry, que des folies de cette pauvre vieille.
    â€” Cette noce est digne de notre chère petite, déclara sa sœur.
    â€” Lorsque la fête se poursuit jusqu’au soir, on peut déjà dire que c’est une réussite.
    â€” Il est évident que dans un contexte aussi particulier que la veille d’une guerre, il serait indécent que la noce dure deux ou trois jours.
    â€” Espérons que le major n’abandonne pas sa femme dès le premier jour. Mais au fait, où sont passés les tourtereaux? Je ne les vois nulle part.
    Les demoiselles de Niverville ne pouvaient croire que Julie soit disparue sans même saluer ses vieilles amies. Ses bonnes manières lui interdisaient pareille impolitesse. Serait-ce l’influence de ces Salaberry qui se faisait déjà sentir?
    â€” Ne vous en faites pas, chères dames, les rassura le docteur Talham. Ils se sont probablement éclipsés sans le dire à personne. Il n’y a rien de plus épuisant pour de nouveaux mariés que le jour de leur noce. D’ailleurs, je crois que nous allons aussi saluer nos hôtes, ajouta-t-il en consultant Marguerite du regard. Mais qu’arrive-t-il à notre curé?
    Messire Bédard s’était simplement endormi, bercé par la musique, et ronflait avec sérénité sur le coin d’une table. Ni la danse de la noble dame et de l’aubergiste ni les regards enamourés de Marguerite et de René n’avaient pu le scandaliser. Dieu veillait sur son serviteur qui se reposait, lui évitant d’inutiles tourments, sachant qu’une lourde besogne l’attendait. Demain arriveraient les premières recrues des Voltigeurs à Chambly et le régiment n’avait toujours pas d’aumônier.

    â€” Jeanne, tu peux disposer, fit Salaberry à la soubrette en entrant dans la chambre. Madame n’aura plus besoin de tes services jusqu’à demain.
    Il encouragea la jeune fille à rejoindre les autres domestiques qui festoyaient quelque part dans l’auberge, non sans avoir donné à Antoine la mission de veiller sur elle.
    Â«Enfin, se dit-il, nous sommes seuls.»
    Charles s’approcha de Julie. Un sentiment fait d’un mélange d’angoisse et d’excitation s’empara de la jeune femme. Jeanne l’avait aidée à retirer sa robe et à délacer son corset avant qu’elle ne revête une fine chemise de batiste brodée sous un élégant déshabillé.
    â€” C’est moi qui te servirai de femme de chambre ce soir, susurra-t-il d’une voix câline qu’elle ne lui connaissait pas.
    Il entreprit de retirer les épingles qui retenaient ses cheveux et la longue chevelure brune se déroula avec grâce sur les épaules de Julie.