Julie et Salaberry
Victoire était venu seconder le jardinier de son père pour planter pommiers, pruniers et poiriers dans le verger. Impossible de voir une trace quelconque de duplicité en lui.
Et avec quel plaisir elle avait reconnu, parmi les voltigeurs qui cantonnaient à Saint-Philippe, un garçon de son village! Elle lâavait même présenté à son mari en lui rappelant quâil était le frère de madame Talham. Et les soirs où les hommes des compagnies du capitaine Perrault et même ceux appartenant à son frère venaient chanter sous leurs fenêtres la fameuse chanson â Câest un major qui a le diable au corps â , Godefroi sâen abstenait. Julie se doutait bien que câétait par égard pour elle, même si ces aubades singulières lâamusaient. Le jeune homme faisait partie des gens dont personne ne pouvait douter du bon cÅur et quelquâun de mal intentionné avait sans doute abusé de sa candeur.
Elle avait espéré un tête-à -tête avec son mari pour sâexpliquer, bien décidée à ne pas laisser sâinstaller entre eux des zones dâombre. Charles nâétait pas le personnage dur et froid que certains se plaisaient à dépeindre. Elle songea au jeune Vincent, un Huron de Lorette qui sâétait absenté de son régiment sans permission. Charles était intervenu pour lui éviter la cour martiale. Lui seul pouvait sauver le frère de madame Talham. Julie préféra ne pas envisager les pénibles conséquences si le contraire arrivait et se décida à réciter un chapelet. La prière ne pouvait pas nuire afin dâaider son mari à découvrir le fin mot de lâhistoire.
Jeanne revenait pour prendre son plateau.
â Il y a du feu dans la chambre de compagnie, madame. Vous y serez mieux pour travailler.
â Tu as raison, Jeanne. Je vais mâhabiller.
Après avoir revêtu une robe toute simple quâelle recouvra dâun tablier, Julie reprit lâouvrage laissé de côté la veille. Elle ourlait des langes destinés à son futur enfant, un travail fastidieux qui demandait une bonne dose de patience, exactement ce quâil fallait pour aider à passer les heures et attendre le retour de son mari.
De son côté, Salaberry était vivement contrarié: sa femme sâétait permis de prendre parti contre lui. Bien sûr, Julie nâavait pas eu lâaudace de le contredire devant tout le monde. Par contre, il fallait se lâavouer, le désarroi du docteur Talham avait ébranlé sa certitude, bien plus que les paroles du notaire Boileau alléguant lâinnocence du jeune Lareau. On verrait bien ce que Rouville en dirait.
â Ãa par exemple! sâexclama Ovide en voyant arriver son beau-frère. Mais vous auriez dû prévenir, Salaberry.
Ce dernier nâavait justement pas voulu prévenir. Récemment, quelquâun avait laissé entendre que la table était bien garnie chez le capitaine de Rouville, malgré la cherté des victuailles. Lâétat de guerre faisait grimper les prix.
â Je me suis dit que vous trouveriez facilement une croûte de pain pour moi, répondit le mari de Julie. Mais je vois que je ne suis pas le seul à mâêtre invité chez vous, ajouta-t-il en voyant les visages réjouis des capitaines Viger et Perrault.
â Votre beau-frère a tenu à nous faire voir son nouveau logement. Après avoir partagé ensemble une misérable chambre à nous trois, câétait la moindre des choses, expliqua Viger en riant, ravi de voir Salaberry qui prenait place à table.
â On peut dire que Rouville sait régaler ses amis, déclara Perrault en enfournant dans sa bouche un énorme morceau de viande piqué à la pointe de son couteau, avec lâappétit dâun homme qui nâavait pas mangé depuis trois jours.
Salaberry retint un mouvement de dégoût devant les mauvaises manières de Perrault. Il fit miroiter le vin quâon venait de lui verser, le humant longuement avant dâen prendre une gorgée. Décidément, Rouville ne se privait de rien. Le commandant des Voltigeurs nâignorait pas quâavec quelques pièces glissées dans la bonne main, il y avait toujours moyen de bien sâapprovisionner, mais jamais il nâaurait adopté ces méthodes douteuses pendant
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