Julie et Salaberry
que ses hommes se contentaient de leur ration, misérable pitance du soldat.
â Dâoù tenez-vous ce vin? demanda-t-il.
Ovide rougit. Généralement, quand il recevait son beau-frère, il évitait de surcharger la table, le sachant tatillon sur des détails qui lui importaient peu. Lorsquâon avait les moyens, pourquoi se priver? se disait Rouville sans éprouver lâombre dâun remords.
â Oh! Il vient de la cave de mon père, mentit effrontément lâhôte en répondant la première chose qui lui passa par la tête. Quant au reste, disons que je connais une fermière des environs qui, comment dirais-je?... sait faire preuve dâune belle largesse dâesprit.
Perrault émit un ricanement égrillard.
â Celle qui, disiez-vous, cache ses jambes de reine sous un jupon troué? Rouville, vous vous y connaissez en affaires!
â Pour ma part, les jambes de ma reine sont bien au chaud à Montréal, dit Viger en dégustant le vin.
Salaberry parcourut la table dâun regard sévère.
â Jâespère quâaucun dâentre vous ne cherche à profiter de son rang dâofficier pour obtenir des faveurs indues. Je tiens à ce que mes capitaines soient honnêtes.
â Honnêtes, cher colonel, mais pauvres, grâce à ces maîtres de paye qui déclarent ne pouvoir nous payer. à lâintendance! trinqua Viger en levant son verre.
â Capitaine, je ne peux vous contredire sur ce point, lâappuya Salaberry qui nâétait pas plus choyé que ses hommes. Changement dâà -propos. Figurez-vous que jâai eu de la visite de Chambly: le notaire Boileau et le docteur Talham, dit-il, une fois les verres déposés sur la table.
â Deux excellentes personnes de ma connaissance, affirma Viger. Sont-ils repartis? Jâaurais eu grand plaisir à les saluer.
â Ils venaient plaider la cause dâun certain Lareau.
â Nâest-ce pas un des déserteurs de Lacolle? demanda Perrault. Il me semble quâil appartient à votre compagnie, Rouville.
â Pour mon plus grand malheur, répliqua ce dernier.
â Mais en quoi ce mauvais drôle concerne vos visiteurs? demanda Viger à Salaberry.
â Lareau est le frère de madame Talham. Tous deux sont des cousins des Boileau, expliqua Rouville. Ces gens-là se serrent les coudes, même devant la lâcheté.
â Vos affirmations me renversent, Rouville, commenta Jacques Viger avec sérieux, après avoir essuyé ses moustaches et déposé sa serviette repliée sur la table. Je ne connais pas le Lareau dont il est question, mais jâai rencontré sa sÅur, lâépouse du docteur Talham, une petite femme douce et agréable. Quant au docteur, câest un homme qui force le respect.
â Talham jouit également de lâestime de votre père, Rouville, ajouta Salaberry, et même votre sÅur croit ce soldat innocent du crime dont on lâaccuse.
â Ma sÅur est naïve, Salaberry. Jâimagine que vous vous en êtes rendu compte, après quelques mois de mariage. Elle se laisse facilement berner par ses amis.
Ovide prenait un air important, comme sâil détenait des informations dont personne nâavait encore connaissance. «Nous y voilà , se disait-il. Le plan fonctionne à merveille.»
Lorsquâil avait eu vent de lâarrestation de Peltier, il sâétait arrangé pour se trouver seul avec lui. Il avait été facile de le convaincre dâaccuser Lareau contre la promesse de le tirer de là . Nâétait-il pas le beau-frère du commandant des Voltigeurs? Peltier avait accepté le marché, se disant quâà la rigueur, il pourrait faire chanter le capitaine de Rouville.
â Pour ma part, je me suis toujours méfié des Boileau, dit Ovide. Ils ont trop dâinfluence. La moitié de la seigneurie de Chambly leur est apparentée et ils ont plutôt tendance à vouloir sâélever plus haut que ne le permettra jamais leur naissance.
Salaberry se rappela en effet la désagréable impression de parvenu quâil avait ressenti dans la maison du sieur Boileau et sa méfiance envers le notaire. Mais encore une fois, Viger ne semblait pas de cet avis.
â Voilà qui me surprend encore plus. Le notaire Boileau est un ami intime de mon cousin Louis-Michel Viger. Par
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