Julie et Salaberry
ses subalternes qui faisaient la loi en terre canadienne, son pays.
Après vingt ans dans lâarmée britannique, Charles de Salaberry découvrait avec douleur quâil nâétait quâun apatride et que jamais il nâavait eu le choix de sa destinée.
La manière dont on lâavait traité commençait à avoir des répercussions au pays. Le capitaine Louis-Joseph Papineau ainsi que les capitaines Lévesque et Desbartzch avaient démissionné des milices dâélite. Son beau-frère Michel-Louis Juchereau-Duchesnay lui avait manifesté son intention de faire de même, profondément dégoûté par lâattitude des généraux. Lui-même songeait à renoncer à ses Voltigeurs, à son rêve dâune armée entièrement canadienne.
Pris dâun frisson, Salaberry se blottit plus profondément sous lâépaisse couverture de fourrure. Les dernières semaines avaient réveillé ses vieux rhumatismes et il souffrait dâélancements pénibles. à Chambly, il pourrait prendre un peu de repos. à Chambly, dans les bras de Julie.
Depuis Châteauguay, le commandant des Voltigeurs canadiens était si mal en point quâil nâarrivait plus à se réchauffer. Il se révoltait aussi, en songeant à ses courageux Voltigeurs exposés au froid dâun automne comme on en avait rarement vu. Cruauté absurde que de maintenir les hommes sur le terrain. Dâailleurs, la plupart dâentre eux sâétaient ramassés à lâinfirmerie.
«Je veux rentrer chez moi!» se dit alors Salaberry.
«Chez moi.» Deux petits mots. Où était-ce, au fait, chez lui? Dans son esprit aucun endroit ne correspondait à lâidée quâil se faisait dâun chez-soi. La petite maison de Saint-Philippe, quâil conservait encore cette année, et où il ramènerait Julie et leur fils, avait été lâendroit où pour la première fois de sa vie, il sâétait senti véritablement heureux. Mais, ce home nâétait pas ce chez-soi quâil se prenait à souhaiter avec ardeur. Cette maison était la propriété dâun inconnu et ne ressemblait en rien à celle dont il rêvait. Dans son esprit sâesquissait lâidée de ce que serait un jour sa maison. Une demeure pareille à nulle autre au Bas-Canada et quâil bâtirait de ses mains.
Il avait déjà fait lâacquisition dâune maison à Beauport, en prévision de sa retraite de lâarmée. Mais Beauport était devenu un tombeau où son père et sa mère consumaient un chagrin qui durerait jusquâà la fin de leurs jours. Amélie et Adélaïde étaient également condamnées à vivre dans une prison de larmes, sacrifiées elles aussi à lâhonneur des Salaberry, filles dépourvues de dot et dont le père ne consentirait jamais à ce quâelles épousent un roturier, si riche soit-il.
Pour que cesse la malédiction des Salaberry, Charles était convaincu quâil devait fuir Beauport et lâaffectueuse tyrannie de Louis. Il devait se tenir loin des larmes de sa mère, malgré lâamour filial quâil éprouvait. Charles aspirait à la liberté, à une vie nouvelle, où ni lâarmée, ni le duc de Kent, ni Louis de Salaberry nâauraient leur mot à dire.
Charles de Salaberry renonçait à Beauport, car Chambly lâappelait. Le village de sa chère Julie où il avait trouvé lâamour. Câest là que le bonheur lâattendait.
Le soir se hâtait pour se fondre dans la grisaille de novembre, et lorsque la voiture ramenant Charles de Salaberry auprès de son épouse emprunta le chemin de la Petite Rivière, il faisait noir. Dans moins dâune heure, Charles pourrait serrer Julie dans ses bras. Pourquoi cette voiture nâallait-elle pas plus vite?
Enfin, la calèche couverte pénétra dans la cour intérieure du manoir de Rouville et sâarrêta. Pendant quâAntoine appelait un garçon dâécurie et descendait les malles, Salaberry entra dans la maison endormie. Mais le feu avait été entretenu dans lââtre du petit salon où Julie lisait. En entendant le bruit de la voiture dans la cour, elle se précipita vers lui.
â Mon ange!
Il saisit son visage et embrassa longuement les lèvres
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