Julie et Salaberry
en promettant de voir personnellement à ce quâun courrier urgent soit acheminé au major Charles de Salaberry sans délai.
Sur le chemin du retour, il dénicha facilement un messager et deux jours plus tard, la triste missive arrivait à Montréal.
En remettant à Salaberry la lettre au cachet noir, la main dâAntoine tremblait. Le serviteur retenait son souffle en attendant le verdict fatal.
â Il sâagit de Chevalier, mon pauvre Antoine, lui apprit la voix blanche de son maître. On le croyait bien vivant, on apprend quâil est mort depuis presque un an. Je ne peux pas y croire!
Il se dirigea vers lâarmoire pour en sortir une bouteille dâesprit de la Jamaïque, un mauvais rhum, afin dâen avaler une longue rasade à même le goulot.
â Tiens, dit-il en tendant la bouteille au domestique, tu en as besoin autant que moi.
Antoine ne se fit pas prier. La famille Salaberry était un peu la sienne, la seule quâil connaissait. Combien de fois, son ouvrage terminé, avait-il partagé les jeux des petits messieurs, autrefois?
â Tu te souviens, Antoine? Sa gentillesse, son humeur égale. Câétait le seul qui arrivait à nous faire entendre raison, à Maurice et à moi, toujours prompts à nous battre.
Chevalier, qui recevait toutes les confidences de ses frères avec humour et affection.
«Comme jâaimerais moi aussi cueillir une fleur dâIrlande, lorsque je serai capitaine! Mais jâaurai sans doute des cheveux blancs ce jour-là », avait plaisanté son frère dans une lettre où il évoquait la jolie cousine Fortescue qui régnait sur le cÅur de Salaberry. Plus tard, Chevalier avait consolé son aîné. Et avec quelle chaleur il lâavait félicité, lorsquâil avait appris sa promotion au poste dâaide de camp de Rottenburg!
Soudainement, le chagrin devint révolte. La fatalité avait décidé que Maurice et Chevalier acceptent une affectation au bout du monde, dans un endroit où le climat insalubre décimait les régiments. Du haut de leur jeunesse, ses cadets sâétaient crus invincibles. Avec la perspective dâune solde plus élevée, ils nâavaient pas hésité à partir.
Pendant ce temps, le destin avait épargné leur aîné qui avait survécu aux coups de sabre des batailles, aux miasmes mortels des cantonnements et même à un naufrage. Devenu aide de camp de Rottenburg au Canada et désormais commandant des Voltigeurs, il était gras comme un cochon.
â Goddamn ! jura-t-il en frappant la table de son poing.
Des morts inutiles! Abominable injustice avec laquelle il devrait vivre. Et tout cela à cause du manque dâargent! Incontestablement, la pauvreté avait tué ses frères.
â Why in Godâs name were they sent to India 17 ? hurla-t-il en avalant une nouvelle gorgée de rhum.
â Monsieur, ne dites pas cela, fit doucement Antoine.
Sans trop comprendre la langue anglaise, il voyait bien que Salaberry culpabilisait.
â Pourquoi eux et pas moi? Chevalier aurait dû se marier avec une belle fille et lui faire une ribambelle dâenfants. Ah! Antoine, il fallait le voir, en Angleterre. Il était la coqueluche des demoiselles. Elles en raffolaient toutes! Et câest à moi quâon demande de se marier! Maurice et François ne se marieront jamais. Ils ne nous donneront jamais de beaux petits Salaberry.
â Vous blasphémez, monsieur, dit Antoine. Il nây a que la Divine Providence pour décider de la vie ou de la mort.
â La Divine Providence a erré, Antoine! Encore une fois, elle a enlevé le mauvais candidat. La Divine Providence, et le duc. His Royal Highness Duke of Kent 18 , que le diable lâemporte!
Il saisit une chaise et Antoine se protégea de ses bras, croyant quâelle finirait en pièces détachées sur le plancher. Mais Salaberry y installa plutôt son écritoire et sâempara dâune plume.
â Je demande quâÃdouard rentre au pays sur-le-champ. François devait revenir. Le duc sây était engagé. Vraisemblablement, il nâa pas tenu sa promesse. Et il nâa même pas pris la peine de nous prévenir. Comment a-t-il pu faire une chose pareille à mes pauvres parents? Dire que câest Prévost qui sâen est chargé par une lettre
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