Khadija
l'humidité ne les pénètre pas. Tout en les surveillant à la lueur d'une lampe, même en plein jour tant la lumière était faible, Waraqà martelait le sol de son bâton. Dans son long manteau noir lourd de vase, il sautillait sur ses jambes bancales, guettant le plafond de la chambre, cherchant les fissures, les gouttes qui annonceraient sa ruine. À Khadija, qui lui fit apporter son tabouret et du lait, il grommela, en pointant du doigt la cour inondée où la terre n'absorbait plus les flaques :
— C'est l'œuvre de Nouh ! C'est l'œuvre de Nouh !
Comme elle le dévisageait sans comprendre, il lui agrippa la main et la serra contre son flanc en désignant les coffres que Muhammad et Abdonaï avaient sanglés de cuir. Hors de lui, essoufflé, il marmonna sur le ton du secret :
— C'est écrit dans l'un des rouleaux. L'eau du ciel vient sur nous et fait le tri. Elle lave des souillures. Il faut s'attendre au pire.
Khadija songea à ce qu'elle avait appris de la bouche des servantes : des cadavres abandonnés ou mal enterrés avaient été charriés jusqu'aux portes des maisons par la boue torrentielle des wadi. Sans doute Waraqà l'avait-il appris lui aussi.
Elle demanda :
— Qui est Nouh ?
Waraqà eut un geste d'impatience. Un geste qui signifiait qu'elle ne pouvait comprendre, puisqu'elle était une femme.
Khadija ne se laissa pas impressionner.
— Quelle femme ignore que l'eau purifie et emporte ce qui est corrompu ? Et qui mieux que moi, la saïda bint Khowaylid, sait que Mekka n'est pas encore lavée du mal qui s'est incrusté dans ses murs ?
Cette fois, Waraqà l'observa avec plus d'étonnement que d'impatience. Khadija fixa son vieux visage que la flamme vacillante rendait grotesque et menaçant.
— Ce que tu racontes et lis à mon époux, cousin Waraqà, crois-tu que cela me laisse sourde et indifférente ?
Sans élever la voix, mais d'un ton très violent, le hanif reprit :
— Dans mes rouleaux, il est écrit que, au début de la vie des hommes, le dieu sans apparence a lavé le fruit de sa création de ses grands défauts par une inondation qui a recouvert le monde. Mais avant, il a choisi un homme parmi les hommes pour prévenir ses semblables de ce qui les attendait. Il s'appelait Nouh. Ici, dans Mekka, qui saura dire devant les puissants et les oublieux que cette pluie est plus qu'une pluie ?
En effet, ces temps derniers, plus rien ne paraissait normal. La succession de désastres qui s'étaient abattus sur Mekka et ses habitants avait profondément marqué les esprits. La mort noire puis l'exceptionnelle canicule, suivies d'un déluge si rare dans la région, firent croire à certains que les dieux voulaient mettre les hommes à l'épreuve. Les préparer à un événement qui allait changer leur vie et, qui sait, marquer l'humanité.
Mekka s'installa dans l'attente.
L'aube suivante débuta sous un ciel aussi gris et lourd que la veille. La pluie continuait. Il y eut encore des bêtes emportées par les torrents, des tentes effondrées, des murs écroulés et des toits éventrés. Tout le jour les flots creusèrent les ruelles de Mekka comme si soudain le trop-plein d'une mer se déversait en amont de la cité. Personne n'osait s'aventurer dehors, de peur d'être emporté et fracassé tel un fétu.
Puis, d'un coup, le soleil écarlate apparut à l'horizon, balaya le désert du Hedjaz et l'embrasa d'une ultime lumière.
Ce n'est qu'au matin suivant, sous un ciel d'un bleu transparent, que les habitants de Mekka purent mesurer les destructions et les pertes. Les cadavres qui avaient hanté les esprits durant toute la période de pluie avaient disparu comme ils étaient apparus, emportés par la rage des flots. Sans doute l'eau qui les avait déterrés les avait-elle de nouveau enfouis loin sous la boue à laquelle ils appartenaient désormais.
La mauvaise nouvelle, c'est Abu Bakr qui l'apporta dans la maisonnée de Khadija.
La pluie avait ruiné les nouveaux murs de l'enclos de la Ka'ba. Pis encore, elle avait détruit l'édifice, jetant à terre la statue d'Hobal et roulant la Pierre Noire sur plus de cinquante pas.
Une femme orgueilleuse
Ils étaient tous là. Les puissants de la mâla et les autres, les habitants de Mekka, les enfants comme les étrangers de passage, les marchands et les pèlerins que la pluie avait retenus. Ils formaient un grand cercle et contemplaient le désastre : la Ka'bâ ne ressemblait plus à la Ka'bâ.
Là où, depuis
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