Khadija
hardis des serviteurs libres seraient accueillis à bras ouverts.
Dès l'automne, Mekka bourdonnait d'une existence nouvelle, nerveuse et joyeuse, déjà oublieuse de la catastrophe qui l'avait ébranlée.
Les pèlerins de la Pierre Noire réapparurent. Les offrandes brûlèrent aux pieds des statues d'Hobal et des trois cent soixante idoles qui se dressaient sur la place de la Ka'bâ. Les prières adressées aux dieux de Mekka résonnèrent sur l'esplanade sacrée. Il ne se passa plus de jours sans que des foules ne viennent s'incliner devant la Pierre Noire et tourner, tourner autour de leurs idoles. Enfin, on recommença à vendre et à acheter à grand prix des amulettes de cornaline identiques à celles qui recouvraient, en de longs colliers, la statue d'Hobal.
À la mâla, les puissants affirmèrent que la paume du dieu de Mekka se posait de nouveau sur la cité et que l'avenir était assuré.
Dans la cour de Khadija, toutefois, les fumées ne s'échappaient que devant l'autel d'Al'lat. Abu Talib s'en montrait apeuré à chacune de ses visites. Un soir, Khadija remarqua que l'oncle de Muhammad cherchait des yeux l'autel abandonné d'Hobal. Elle sourit. Un sourire qui montrait peu d'amusement et beaucoup de lassitude. Elle demanda :
— Que crains-tu, seigneur Abu Talib ?
Embarrassé, encore trop conscient de sa faute, Abu Talib ne sut que répondre.
— Oublie ta peur, cousin, poursuivit Khadija d'une voix où perçait la moquerie. Hobal est le dieu de ceux qui ont fui Mekka. Pour ceux qui sont restés et ont survécu à la maladie, il n'est plus que pierre et cornaline. Sais-tu que ce sont les anciens de Mekka qui ont déposé sa statue venue de Sham dans l'enceinte de la Ka'ba ? Si mes mots te choquent, demande à mon époux de t'accompagner auprès de notre hanif. Waraqà te dira ce que contiennent ses rouleaux de mémoire.
Abu Talib acquiesça modestement. Comme il croisait le regard silencieux mais incisif de Muhammad, il répondit avec empressement qu'il irait volontiers écouter les paroles savantes du vieux Waraqà en compagnie de son neveu. Il était trop fin connaisseur des hommes et des femmes pour ne pas se rendre compte que quelque chose avait changé chez la puissante saïda bint Khowaylid comme chez son époux.
La passion du temps de leurs épousailles n'avait pas disparu. Le poids des années passées ensemble avait lesté leur entente de patience et de ténacité. Pourtant, quelque chose d'autre en eux les rendait différents d'avant l'épreuve.
Moins souples et plus brutaux dans leurs manières, voilà ce qu'ils étaient devenus. Le piquant et la vivacité tranchante de la saïda étaient plus impérieux. Elle se montrait moins soucieuse de plaire. Quant à son neveu, le rusé Abu Talib ne lui voyait plus guère la modération du passé. Muhammad était devenu un homme assuré, mais aussi plus distant, au jugement mûr et dont le regard vous jaugeait sans faillir. Un regard que l'on sentait désormais aussi lourd d'expérience que de savoir.
Il est vrai que la présence du sage Waraqà était devenue constante dans la cour de la saïda. Il y possédait désormais une chambre dans laquelle s'entassaient ses rouleaux de mémoire. Aux heures des repas, toute la maisonnée pouvait voir le hanif, enveloppé dans son manteau noir, claudiquer lentement jusqu'à l'ombre du tamaris, où il avait son propre tabouret. Parfois, il mangeait dans un silence que ni Khadija ni son époux ne rompaient. D'autre fois, Waraqà parlait tant qu'il se nourrissait à peine. Il ne s'adressait alors qu'à la saïda, à Muhammad et à l'esclave Zayd. Dès qu'une servante s'avançait, il se taisait ou la renvoyait. Si Abu Talib s'approchait, il se taisait aussi en le toisant d'un air méprisant.
L'oncle Abu Talib songeait que c'était là l'effet de la mort noire. La bataille contre le mal avait été terrible. Ceux dont la chair n'avait pas été prise et pourrie formaient désormais une sorte de clan. Ils avaient en commun un esprit durci par l'intransigeance et le goût de l'affrontement.
Dans les années à venir, quand le grand changement adviendrait, Abu Talib s'enorgueillirait souvent d'en être peu surpris, au contraire de tant d'autres. « Ce que vous avez sous les yeux, dirait-il, il y a longtemps que je l'ai vu venir. »
Plus encore qu'Abu Talib, le Perse Abdonaï se montra attentif et souvent soucieux des changements qu'il devinait à l'œuvre dans le cœur et la tête de sa
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