Khadija
les tentes sombres des gens de la cité devenaient plus nombreuses que les tentes rayées. Cachées sous de longs voiles, des femmes s'activaient sans entrain. Le méhari de Muhammad attirait l'attention. Entre les plis de son chèche, Muhammad devinait les regards curieux. Apeurés.
Lorsqu'ils parvinrent à la hauteur de l'enclos de la Ka'bâ, le surplomb du sentier permit à Muhammad d'entrevoir l'esplanade par-dessus le nouveau mur d'enceinte. Les murs sacrés étaient intacts. À l'intérieur du cube sans toit, on devinait la face d'Hobal, et les idoles patientaient dans leurs cercles immobiles. Sans doute la Pierre Noire était-elle encore à sa place, mais nul ne tournait autour d'elle, nul ne priait.
La mule d'Abdonaï fit un brusque écart. Le Perse poussa un grognement de rage. Muhammad entrevit un amas de chairs putréfiées et de linges souillés dans une ravine parsemée d'oponces. Les corps avaient été jetés à la hâte sur les pierres brûlantes de soleil. Entre les vêtements déchirés apparaissaient des nudités atroces, les membres de femmes et d'hommes emmêlés. Leurs mains recroquevillées étaient aussi noires que des cailloux de basalte. Les chairs s'écaillaient, éventrées par la putréfaction qui les dévorait, remontait haut sur les avant-bras et les laissait calcinées, racornies, comme si elles avaient été plongées dans le feu. Aux aisselles et sur la poitrine, des plaies énormes laissaient entrevoir l'intérieur des corps. Là aussi, la mort suintait, immonde et puante.
Fasciné, Muhammad ne parvenait pas à détacher son regard de cette monstruosité. D'un coup de badine sur le col de son méhari, Abdonaï le fit sursauter. Muhammad leva la tête. Une couleur de sang occupait l'horizon.
— Tu en as assez vu, gronda le Perse sous son chèche. Et tu en verras d'autres. Ceux-là, personne ne veut les transporter. On attend que le soleil fasse son œuvre. Ensuite, on les brûlera.
Ils reprirent leur montée vers les shi'b , les « ravins du haut », comme on appelait les quartiers des puissants. Ici et là, dans un enclos, des tentes semblaient abandonnées. Une femme aux doigts plus noirs que la nuit surgit soudain, portant le corps nu et mort d'un petit enfant. Elle le brandit vers Muhammad, hurlant sa douleur, exposant les bubons purulents qui déchiraient la poitrine de son fils. Avec un cri de guerre, Abdonaï tira un fouet de dressage de sous sa cape et le fit claquer à trois pas de la femme.
— N'approche pas ! Va sous ta tente envelopper ton enfant ! Qu'au moins il ait une sépulture décente et ne pourrisse pas avec les autres !
Pour toute réponse, la femme tomba à genoux, soudant ses lèvres au front du petit mort qu'elle pressait contre elle de ses doigts malades. Puis tous deux s'affaissèrent sur le côté.
La bouche tremblante d'effroi, Muhammad ferma les yeux.
Comment cela était-il possible ? Quels dieux pouvaient ainsi se venger des humains ?
Cette fois, furieux et impatient, Abdonaï attrapa la longe du méhari et le tira à sa suite.
En approchant des hauts quartiers et du puits voisin de la mâla, les tentes des Bédouins et celles des gens de la cité parurent disposées avec plus de soin et de régularité. Elles s'imbriquaient les unes dans les autres et partout entre elles vaquaient des troupeaux de petit bétail, des chèvres que surveillaient, apparemment sans crainte et normalement vêtus, des enfants en bonne santé. Des femmes, elles aussi en simples tuniques, quoique ayant un voile étroitement serré sur la tête, allaient et venaient dans des enclos délimités par des branchages d'épineux et de feuilles d'agaves à demi séchées et bornés de grosses pierres brunes. Les tentes sombres étaient aménagées à la manière des bâtiments d'une maisonnée, entourant des cours où le bétail déambulait à sa guise.
Alors qu'ils avançaient rapidement sous le regard curieux des Bédouins, des serviteurs de la maisonnée de Khadija accoururent au-devant de la mule d'Abdonaï, agitant de longs bâtons. Le Perse leva son poignet de cuir avant de dénouer son chèche.
— Ne me reconnaissez-vous pas ?
Les hommes se tournèrent vers Muhammad qui faisait agenouiller son méhari.
— Et lui, gronda encore Abdonaï, l'avez-vous déjà oublié ? C'est votre maître !
Les serviteurs se précipitèrent pour saluer Muhammad, lui prendre les mains et les presser contre leur front en lui souhaitant la clémence d'Al'lat.
Un peu en
Weitere Kostenlose Bücher