Khadija
retour.
Enfin, elle n'avait plus à combler son impatience et sa solitude en rêvant de son odeur. Elle pouvait le toucher. Elle pouvait baiser sa peau si fine, si blanche sous la lune qu'elle en paraissait presque une chair de femme.
Il était revenu. Beau, svelte et paisible comme à son départ. Plein de l'envie de nouer son corps au sien. Comme si l'horreur qu'il avait affontée en une seule journée ne pouvait l'atteindre.
Oh, comme elle avait brûlé d'impatience dès le premier instant des retrouvailles ! Dès que Barrira avait crié : « Khadjiî ! Ton époux est là, ton époux est de retour », avant même de le voir, le désir lui avait empoigné les reins. L'âge, la maternité, l'usure du temps, la terrible vie de ces dernières lunes n'avaient pas amoindri son désir pour son époux. Tout au contraire, semblait-il. Jamais il ne lui avait paru si beau, si fort. Si unique !
Quand elle songeait à lui en son absence, il lui arrivait de frissonner, les genoux faibles, comme lorsque ses mains d'homme durcies par le cuir des longes lui enserraient la taille.
Peut-être la violence de ce désir était-il l'effet du désastre qui l'entourait ? De cette peur qui l'avait taraudée sans répit durant toutes ces lunes de lutte solitaire contre la mort noire, l'égoïsme et l'impuissance ?
Car elle avait eu peur. Une peur sans voix, sans souffle, engloutie derrière le visage de l'assurance, de la colère, de la fermeté qu'il lui avait fallu présenter à tous.
Un mensonge.
Mentir à tous, sans relâche, ne jamais faiblir afin que chacun garde courage, n'abandonne pas, ne se résigne pas à la maladie. Chaque jour, elle devinait les regards qui la guettaient comme ils guettaient les morsures de la mort noire.
La saïda bint Khowaylid ne devait pas avoir peur. Elle ne pouvait abandonner Mekka au monstre qui avait fait fuir les faux puissants. Elle avait immédiatement établi les règles de son devoir : ne jamais laisser revenir le doute. Parler fort. Ne rien laisser paraître, jamais.
Alors que chaque nuit elle luttait et gémissait sous les couvertures, elle serrait les poings pour que la peur qui lui brûlait les tempes n'atteigne pas le fruit de son ventre. Le fils prochain de son époux.
Plus tôt, tout à l'heure, lorsqu'elle avait pris la parole dans la grande tente, un seul regard de Muhammad lui avait suffi pour savoir qu'il comprenait. Il avait deviné, lui, l'époux qui la connaissait si bien, qu'elle ne parlait pas que pour lui. Elle était la saïda, la seule puissante de Mekka. Sa parole les protégeait, eux tous qui étaient là et qui ne devaient jamais perdre courage.
Elle, elle n'avait qu'une impatience : attraper la main de son époux tant désiré et l'entraîner loin de tous. « Viens, viens, mon aimé ! Viens sous notre tente ! »
Cela aussi, Muhammad l'avait deviné. Et il avait su lui communiquer sa patience, lui adresser des regards de promesse quand les uns et les autres voulaient encore le retenir, encore le toucher. Quand la cousine Kawla, en larmes, s'était blottie dans ses bras comme si, elle aussi, eût voulu qu'il l'emporte dans une couche et lui fasse oublier la maladie, l'effroi et la honte abattus sur sa maisonnée par la faute d'Abu Talib.
Enfin, enfin, les pans de leur tente étaient retombés. Alors seulement Muhammad avait montré son impatience. Enlaçant en riant son épouse, il lui avait baisé les yeux, les lèvres, la nuque, respirant ses plaintes de bonheur, lui ôtant sa tunique, glissant ses paumes sur son ventre plein, appelant son fils à venir.
Elle lui avait tendu la fiole d'huile d'olive en murmurant :
— Protège-nous, mon aimé.
Et, doucement, les caresses tant désirées étaient venues. Elle se souvenait d'avoir retenu son souffle pour ne rien perdre du jeu des doigts agiles. Elle se rappelait la plainte vibrant au fond de sa gorge. Et puis, comme une pluie d'hiver, les larmes l'avaient emportée.
Une immensité de larmes. Tous ces pleurs retenus depuis des lunes pour demeurer, envers et contre tout, la saïda bint Khowaylid. Celle qui ne cédait pas plus devant la terreur que devant la volonté des dieux, si leur volonté était de détruire la vie dans Mekka.
Des larmes, des pleurs, des sanglots. Enfin elle avait pu se vider de ce torrent d'angoisses. Elle s'était agrippée à son époux et lui avait planté les ongles dans la nuque comme on s'agrippe aux rochers immobiles pour ne pas être emporté par la fureur des
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