Khadija
clans en bonne santé. On raconte que tous, avant de partir, durent montrer leurs doigts et lever les bras afin que les seigneurs puissent s'assurer qu'aucun n'emportait avec lui la maladie. »
Le silence se fit sous la tente. Il fut interrompu par les paroles de Khadija :
— Ils ont fui ! Aussi honteusement que des couards sur un champ de bataille !
On la sentait en colère, hors d'elle. Elle avait quitté son tabouret et se tenait debout devant eux, le bras tendu.
— C'est ce qu'ils ont fait ! Ils ont fui à Ta'if ou plus loin encore. Comme des pleutres qu'ils sont, nous abandonnant, abandonnant Mekka ! Abandonnant la Ka'bâ et la Pierre Noire.
La fureur faisait trembler sa poitrine. Muhammad revit la saïda de leur première rencontre. Elle était belle. Impressionnante. Un grondement d'approbation sortit de toutes les gorges. Khadija se tourna vers son époux.
— Peux-tu imaginer cela ? Ils sont partis avec leurs esclaves, leurs coffres, leurs bêtes, leurs tapis, leurs mercenaires et leurs hommes d'armes. Ils sont partis en laissant ici le peuple. Les servantes et les pauvres...
Elle s'interrompit, fermant les yeux comme si elle revoyait ce terrible matin.
— Abdonaï est venu me réveiller : « Saïda, saïda ! Viens vite, ils s'en vont tous ! » Le jour n'était pas encore levé. J'ai allumé une mèche et j'ai couru pour les rattraper alors qu'ils sortaient leurs chevaux des enclos. Il y avait là les puissants des Banu Makhzum, les Hashim d'Abu Tahab, les Al Kattab et tous les Al Çakhr. Tous, ils étaient là. Plus nombreux que je ne pouvais les compter. Ton oncle Abu Talib aussi était présent. Mais il n'a pas osé tourner la tête vers moi quand je me suis mise en travers de leur chemin. J'ai crié : « Vous nous abandonnez, nous, les faibles ! Vous laissez Mekka sans protection ! Vous abandonnez votre cité ! » Et tu sais ce qu'a fait Abu Sofyan ? Il a ri. Il m'a dit ces paroles : « Cousine bint Khowaylid, depuis quand es-tu faible ? Et de la force des nimcha, vous n'avez nul besoin : qui viendrait vous voler la maladie ? Du nord du Hedjaz aux montagnes d'Assir, qui voudrait s'approcher de Mekka aujourd'hui ? Aucun de nous n'abandonne notre cité. C'est Hobal et Al'lat qui l'abandonnent. Moi, je me soumets à leur colère. Tu devrais faire de même. Prendre ce qu'il te faut et porter ton ventre plein au-devant de ton époux avant que tes doigts ne noircissent et que ton fruit ne pourrisse. Si tu veux rester, c'est ton affaire. N'accuse personne de ne pas vouloir partager ton entêtement. » Il a fallu que mon bon Abdonaï me pousse sur le côté de la route pour éviter que les sabots de son cheval ne me renversent et que les cent chameaux qui le suivaient ne me piétinent.
De nouveau, la colère enfla sous la tente. Dehors, une vague de murmures traversa la foule.
Khadija se rapprocha de Muhammad.
— Le cousin Abu Sofyan pensait m'insulter et me mépriser en me traitant ainsi. C'est ce que j'ai cru en retournant dans la cour de notre maison. Mais je me trompais. Il venait de dire une vérité : « Cousine bint Khowaylid, depuis quand es-tu faible ? » Oui. Depuis quand ? Depuis que rôdait tout autour de nous le malheur de la maladie ? Depuis que j'écoutais les uns et les autres répéter : « C'est la volonté d'Hobal ! Mekka doit être punie ! La mort noire est plus forte que tout. Contre le vouloir des dieux, il n'y a pas de lutte. » Faiblesses, sottises, mensonges !
Ces dernières paroles, Khadija les adressa à ceux qui l'écoutaient plus qu'à son époux. Elle se tut le temps que chacun, d'une inclinaison du front ou d'un mot, l'approuve. Elle caressa doucement son ventre rebondi et dit à Muhammad :
— Je n'étais pas faible. Mekka n'était pas faible. Mais la peur nous aveuglait. Et, dans mon ventre, j'avais la vie déposée par mon époux. Cette vie refusait que la peur me ferme les yeux et me rende imbécile. J'ai dit à Barrira et à Abdonaï : « Regardez autour de vous : dans les maisons on meurt chaque jour. Dans les tentes des Bédouins, tout autour de Mekka, il en meurt en tout petit nombre ici et là. Pourquoi ? » Ils l'ignoraient. Puis le sage Waraqà a dit : « Sous les tentes, les Bédouins respirent l'air du désert. Nous, nous sommes cloîtrés entre nos murs et nous respirons l'air impur. » Les paroles du sage soudain dévoilaient ce qu'on ne savait plus voir. Il a ajouté : « Saïda Khadija,
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