Khadija
libre dans la maison. Elle pourra aller et venir à son gré, sans maître ni maîtresse. Et ce sera la vérité si, je t'en supplie, tu lui donnes des fils. Que Muhammad ibn `Abdallâh, époux de Khadija bint Khowaylid, soit le père d'une descendance qui entre dans les mémoires pour les années à venir. Après, dans peu de temps, si tu ne te trouves pas bien parmi nous, tu iras où ton cœur te poussera.
Cependant, ce n'est pas ainsi que les choses se passèrent.
Au crépuscule, Muhammad entra dans la chambre de son épouse, portant la nouveau-née dans ses bras. Il déposa aussitôt l'enfant dans les mains de la mère et l'observa rire et pleurer tout à la fois, couvrir leur fille de baisers et lui offrir un sein lourd de lait.
De tout le temps que l'enfant téta goulûment, comme si elle reconnaissait dans ce lait une saveur ou une puissance qui lui manquait au sein de sa nourrice, les époux se turent. Ce n'est que lorsque Khadija, les joues humides d'émotion, détacha sa fille de sa poitrine, la retourna sur le ventre dans ce geste si habituel des mères, lui reposant la tête sur son épaule et la berçant doucement pour que le sommeil l'emporte, ivre de s'être rassasiée, que Muhammad constata :
— Tu es pâle et triste, mon aimée, alors que tu tiens notre bonheur entre tes mains.
Khadija baissa le front, baisa le visage minuscule de l'enfant pour que Muhammad ne voie pas le tremblement de ses lèvres. Qu'elle ne fût pas belle à voir, elle le savait. C'était ce qu'elle avait voulu montrer à Muhammad, jusqu'à s'en faire un masque menteur. Défaite, les yeux noirs de fatigue, la peau luisante, les cheveux trop tirés sous un châle terne, vêtue d'une tunique sombre et informe, voilà ce qu'elle montrait d'elle. L'apparence d'une vieille femme qu'elle n'était pas encore vraiment.
Muhammad cependant posa sa main sur celle de Khadija qui retenait l'enfant. Elle ne put réprimer le frisson né du contact de cette paume qui tant de fois l'avait ravie. Il fut si proche d'elle qu'elle devina la chaleur de son corps au travers des linges qui la recouvrait. Il dit encore :
— À cette quatrième fille, j'ai donné deux noms. Fatima, comme ces jeunes chamelles, les plus fortes, que leurs mères sèvrent avant l'heure. Car c'est bien ce qui lui est arrivé dès son premier jour...
Khadija ouvrit la bouche pour protester, mais Muhammad retint sa parole en dressant son index.
— ... et aussi Zahra, la « Resplendissante ». Car c'est le bonheur que son père ressent chaque fois qu'il la retrouve : la splendeur. Qu'Al'lat et Hobal m'entendent ! Notre fille Fatima Zahra, chair de ma chair, sera la force et la beauté de mes jours jusqu'à mon dernier souffle.
Comme les sanglots emportaient Khadija, Muhammad retira l'enfant de ses bras. Il l'entoura d'une couverture et la déposa dans le berceau où elle n'avait encore jamais dormi. Quand il en eut terminé, il se retourna vers Khadija, écroulée plus qu'assise sur sa couche. Sérieux, en même temps qu'un peu ironique, comme il savait l'être, la voix paisible, la tête doucement inclinée, il dit :
— Il est temps, maintenant. Je t'écoute.
Khadija parla. D'un trait, elle répéta les paroles de la femme après l'accouchement et annonça ce qu'elle avait demandé à Ashemou.
Quand elle se tut, le visage de Muhammad, qui s'était crispé en l'écoutant, se détendit. Les rides qui s'étaient creusées entre ses sourcils s'effacèrent et ses lèvres pleines, qu'elle savait si douces, s'étirèrent dans un sourire qui se transforma en rire. Un rire qui lui fit trembler la poitrine.
— Tu es folle, mon épouse ! Tu veux que je sois comme cet Ibrahim dont parlait le hanif Waraqà ? Cet Ibrahim qui a pris sa servante pour femme parce que son épouse était stérile ?
Il rit encore, d'un vrai rire joyeux.
— Mais tu n'es pas stérile et tu m'as fait père quatre fois !
— Je ne suis pas folle. Je sais ce qu'une épouse doit être pour son bien-aimé. Et je sais ce qui compte dans Mekka pour se tenir droit et fort à la mâla.
De nouveau, Muhammad secoua la tête.
— Tu es folle et belle et bonne comme mille autres épouses. Ma réponse est non.
— Non ?
— Non, jamais.
— Muhammad !
— Devant toi, ici, dans cette chambre, devant les dieux et dans mon cœur, j'ai fait un serment. Tu es mon unique épouse. C'est ainsi, et ce sera ainsi. Libère ton esclave Ashemou. Elle le mérite. Qu'elle puisse se
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