Kommandos de femmes
jeune Russe.
Elle était en pleine crise et ne me reconnaissait pas. Elle s’agrippait à la paroi et avait décloué toutes les planches. Je me suis toujours demandé où elle prenait toute cette force. L’homme, voyant qu’il n’arrivait pas à la faire lâcher, lui a écrasé les doigts avec un marteau. Il tapait à grands coups et à tour de bras. Mes cheveux se dressaient sur ma tête. J’ai failli m’évanouir. Il m’a giflé me disant que j’étais une poule mouillée. Puis la pauvre petite Russe si jolie avant de devenir folle, est devenue si noire à force de se rouler dans le charbon, si sale, qu’elle était méconnaissable. Elle avait les doigts en bouillie et ne pouvait plus s’agripper. Ils l’ont embarquée à Ravensbrück, à la chambre à gaz. J’avais bien du chagrin pour elle.
Au-delà des miradors, à l’est et au sud, la plaine jusqu’à l’horizon et, face au portail du camp, une ligne de coteaux. En haut du premier coteau, un bois de sapins et sur l’autre côté une église rouge et des maisons faites de bois et de maçonnerie, le style du Mecklenbourg. Entre le camp et la ville, il y avait une usine d’aviation. La plus grande partie des prisonnières de notre camp travaillaient à l’usine.
*
* *
— J’ai xxi travaillé pendant trois mois à l’usine. C’est là que pour la première fois j’ai connu l’ennui. Nous étions chargées de souder de petits ressorts. Des femmes disaient que c’était pour des lance-bombes. En tout cas, c’était un travail qui inspirait le dégoût et la rage. On en faisait le moins possible, le plus mal possible. Mais il fallait toujours faire semblant de travailler. Les « meisters » à tête carrée circulaient entre les tables. L’Aufseherin trônait au fond de l’atelier. Dès qu’elle apercevait l’une de nous, le nez en l’air, elle accourait, le poing levé, et la « schweine » à la bouche. Elle était toujours là. Les vitres opaques de l’atelier cachaient le ciel. Les journées n’en finissaient plus…
— … Il faisait nuit quand nous sortions de l’usine. Avant de quitter l’atelier, je m’arrangeais pour passer près des caisses où s’entassaient tous les petits ressorts que nous avions soudés dans la journée. J’en prenais au passage une poignée, quelquefois deux. On ne nous fouillait pas. Et le long de la route, quand les Aufseherinnen tournaient le dos, je lançais les ressorts de toute ma force dans les fossés herbus. Quand je les avais tous égrénés, j’étais plus contente. Ceux-là, au moins, ne serviraient jamais.
— Sur la route, nos colonnes en marche croisaient les équipes de nuit, les narchistes, qui venaient du camp où elles avaient déjà mangé la soupe du soir. On échangeait des saluts et toujours la même question, en français, en russe, en tchèque, en polonais :
— Quelle soupe ?
— Choux (ou rutabagas).
— Claire comme de l’eau.
Quand par chance la soupe était épaisse, nous hâtions le pas. Quand nous savions d’avance qu’elle était claire comme de l’eau, nous regardions le ciel pour le prier d’envoyer, au moins à notre block, un bidon plus épais. Mais plusieurs d’entre nous voyaient dans le ciel autre chose. Elles savaient reconnaître la planète Mars. De son aspect, de sa couleur, elles tiraient des conclusions. Mars plus pâle signifiait : la guerre s’éloigne, nous serons bientôt chez nous, la chose est certaine. Alors la nouvelle se propageait tout le long de la colonne :
— Il paraît que nous serons bientôt chez nous… Oui, c’est de source sûre… Ils l’ont dit !…
« Ils », c’était Mars.
— Nous sommes xxii assises sur des hauts tabourets, ce qui nous oblige à être courbées toute la journée sur l’établi. La bande rouge, surnommée la « sangsue » – c’est elle qui monnaye ses faveurs contre du pain – nous présente au meister, petit homme mince aux yeux vifs et fort dédaigneux. « Toto » , comme on l’appelle, est un civil allemand requis. Il nous donne ses instructions de loin, redoutant les poux dont nous sommes maintenant couvertes.
— Le travail consiste à passer des tiges dans des rondelles métalliques, je n’y arriverais pas sans le secours d’Évelyne qui, une fois de plus, corrige ma maladresse. Grâce à elle, je ne suis pas renvoyée. Le soir, de retour au camp, Violette nous attend devant notre block, avec un petit visage douloureux et réprobateur, elle nous
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