Kommandos de femmes
lourde. Maman maigrit. Elle ne se plaint jamais. En janvier, elle retourne à l’infirmerie… Mi-février, un soir, en rentrant du travail, des amies m’attendent, mon cœur se serre :
— Janine, ta maman est sortie de l’infirmerie, elle a le masque (le masque de la mort), sois courageuse. Elle ne doit pas deviner.
Alors commence pour moi un nouveau calvaire. Maman continue de parler de nos projets. Elle me demande de chanter pour elle. Et je chantais, la mort dans l’âme. Elle était heureuse. La nuit, je devais me lever pour l’accompagner aux latrines, au milieu du camp… plusieurs fois par nuit, et à quatre heures c’était le réveil, l’appel. Je devais la soutenir. Le 4 mars, après avoir travaillé toute la matinée, sous la neige – c’était un dimanche – je suis rentrée au camp. Elle était couchée. Elle avait de la fièvre. J’ai voulu qu’elle aille au revier mais on aurait dit qu’elle devinait que c’était la fin. Elle n’a pas voulu. Le 5 mars non plus. Le 6 mars, je ne suis pas allée travailler ; je me suis cachée avec elle, ironie du sort, dans la cave où se trouvaient les cercueils. L’après-midi on a fait une rafle. J’avais un pou. Conduite à l’épouillage, on m’a rasée. Pour maman ce fut un choc. Moi qui avais à peine dix-neuf ans, ça ne m’a rien fait. Le soir maman rentrait à l’infirmerie. J’allais la voir. C’était un très gros risque, mais je bravais tout. Il me fallait la voir. Le 10 mars, elle avait un très bon moral ; elle faisait des projets. Le lendemain matin, c’était fini. Une Polonaise très gentille m’a dit :
— Vous devez être courageuse. Votre maman est morte. Vous allez la voir : c’est une faveur.
Je l’ai vue entièrement nue dans son cercueil. Je l’ai embrassée. Après l’appel j’ai voulu la revoir : le cercueil était cloué. À l’appel, je n’arrêtais pas de bouger, malgré les supplications de mes camarades. Je me suis fait battre, beaucoup battre, mais ça m’était égal. Et pourtant il fallait que je rentre pour mon frère qui adorait maman. Alors je me suis armée de courage ; j’ai fait des menus, comme les autres, j’ai chanté comme les autres car j’avais très peur de devenir folle. Je suis rentrée de nouveau à l’usine. J’étais à l’abri et je remontais le moral des jeunes qui, elles, retrouveraient leurs parents en rentrant.
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J’avais xxv la charge de partager le pain entre quatre depuis le début. Jusqu’à la mi-décembre, je me suis acquittée scrupuleusement de cette fonction. De novembre à mars, Violette et Tabie portaient chaque soir, aux prisonnières du bunker, quelques provisions prélevées sur la part personnelle de quelques-unes d’entre nous dont j’avais été exclue, mangeant très rarement la soupe de midi… Malgré cela, mi-décembre, à leur insu, je coupais ma part plus grosse. Cela dura de huit, quinze jours, trois semaines ou plus… mais dans notre situation ! Puis un soir, n’y tenant plus, je vais trouver Suzanne, assise seule sur un banc dans la salle commune et je lui dis :
— Coupe le pain, toi, car je me fais la part plus grosse.
Elle me prend dans ses bras, m’embrassant, me disant :
— J’ai encore plus confiance en toi. Continue à partager le pain.
La puissance constructive de tels pardons ! Comment jamais douter de la Miséricorde Infinie qui en est la source quand un être humain, réduit à la faim la plus tenaillante, atteint un tel dépassement ! Ce n’est pas moi, mais Toi qui met un terme à ma miséricorde, est-il écrit dans la Bible.
Le résultat pratique fut que, jusqu’à la fin mars, l’idée ne me vint même pas de tricher. Fin mars, Violette, Suzanne parties, je fis équipe avec Tabie… et recommençai… Aussitôt, cette fois, je le dis à Tabie. Je lui demandai de couper le pain ; ce qu’elle fit.
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Un jour xxvi à l’usine, je mesurais la repousse des cheveux de ma voisine, Françoise, de Montmartre. La repousse se voyait le mieux près de l’oreille, là où les cheveux se couchent sur la peau au lieu de se dresser en poils de brosse.
— Oui, je vous assure, ils ont au moins deux centimètres…
L’Aufseherin est arrivée par-derrière, sans que nous l’entendions, et m’a frappée de toute sa force en plein visage et sur la tête.
La voisine demandait :
— Elle ne vous a pas fait trop mal ?
— Mais non, pensez-vous !
Mais les larmes me brouillaient la
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