Kommandos de femmes
cauchemar. Nous prenions l’apparence de véritables fantômes, nous débattant contre d’hallucinants mirages, d’eau fraîche, de lits aux draps blancs, de soupes chaudes. Les folles hurlaient, les malades se plaignaient, les mourantes râlaient. Les S.S. frappaient ou tiraient des rafales de mitraillette à travers les parois des wagons, les cadavres s’amoncelaient.
Je vois encore cette forêt de sapins tout noirs, les rails d’acier luisants qui se perdent à l’horizon, des lointains teintés de rose et de blanc annonçant l’aurore d’une belle journée et j’entends encore, poignants et déchirants, des cris, des hurlements, des coups de feu. En silence, j’ai cherché la main de maman, je l’ai serrée bien fort. Le calme s’est rétabli et le train est reparti. Nous laissions de nouveaux cadavres ensanglantés sur le ballast.
Tout autour de nous, certains jours, la bataille faisait rage apportant l’espoir. Un espoir insensé qui nous donnait la force. Demain ils seraient là. Nous voulions vivre. Nous voulions rentrer. Et toujours à l’instant où les Alliés allaient nous atteindre, le train repartait, sans but déterminé, à l’aventure, seulement pour que nous ne soyons pas délivrées.
Je revois encore cette nuit interminable que notre convoi a passé, toute entière, en gare de Hambourg entre un train de munitions et des citernes d’essence. Des avions passèrent très bas, tournèrent très longtemps. Nous n’avons pas été bombardées.
Je revois Stendal, sa gare à demi détruite, des ambulances, des blessés, des soldats qui fuyaient en auto, en bicyclette, à pied. Vingt minutes seulement, vingt minutes et les Alliés seraient là. Notre convoi est reparti.
Là encore, nous avons eu faim, mais surtout nous avons eu soif. Au risque d’être frappées jusqu’à ce que mort s’ensuive, déjouant la surveillance de nos gardiens, les plus valides allaient voler de l’eau… Eau de pluie ; eau de vaisselle, eau de toilette, eau des caniveaux…
Nous avons été parfois plusieurs jours sans sortir du wagon. D’eau il n’était plus question pas plus que l’herbe que nous arrachions habituellement au bord du talus. La nourriture quasi nulle ou invraisemblable. Un jour, à nous les assoiffées on nous a distribué dans le creux de la main quelques nouilles crues et une cuillerée de sucre cristallisé.
La souffrance dans les wagons devint intolérable. Tel on était entré, tel nous devions rester faute de place. Pendant de longs moments, nous ne pouvions bouger ni détendre un membre engourdi, ni s’asseoir, ni s’appuyer, balancée sans fin, brutalement par la marche du train. La vermine nous rongeait, elle courait le long de la paroi du wagon. Elle courait sur nous…
Depuis quelques temps déjà, notre kommandant, nos Aufseherinnen, nos Postens avaient été remplacés par des soldats de la Wehrmacht. Je crois que nos gardiens habituels ne tenaient pas à être avec nous à l’heure de la libération. Ce doit être la raison pour laquelle on nous emmena à Ochsenzoll dans la banlieue de Hambourg afin de nous grouper et de nous trier. Un jour enfin, le 2 mai, nous avons été remises à la Croix-Rouge danoise. Certes, au moment de partir, le bruit circulait que nous allions être rapatriées, mais il en avait si souvent été question depuis même notre arrivée à Ravensbrück, que nous n’y croyions plus beaucoup. Toutefois la tenue des Allemands à notre égard avait changé brusquement. Ils allèrent même jusqu’à nous aider à monter dans les wagons qu’ils avaient garni d’un peu de paille.
Vers trois heures de l’après-midi, le convoi s’arrêta presque en pleine campagne et des civils vinrent nous apporter la certitude de notre libération. Pendant des mois, nous avions attendu. Beaucoup étaient mortes en espérant cette minute, la minute où l’on retrouverait la liberté. D’un seul coup la souffrance s’atténua. Il y eut une véritable explosion de joie, soupirs de blessés que l’on vient de soulager, elle fut suivie immédiatement d’un silence peuplé du souvenir de ceux et de celles qui ne connaîtraient pas cet instant unique.
Nous n’avons fait que traverser le Danemark car on craignait que les Allemands ne veuillent encore nous reprendre. Aussi la Croix-Rouge se hâta de nous faire gagner la Suède. Notre bateau aborda dans l’après-midi du 3. La foule était massée sur les quais. Les hymnes français et suédois éclataient
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