Kommandos de femmes
comment la délivrance nous atteindrait, en admettant qu’on nous laissât vivre jusque-là. L’usine ne recevait presque plus de matières premières et sa raison d’être diminuait de jour en jour. Au début de mars, toutes les mesures furent prises pour nous évacuer dans la région de Leipzig, où un semblant d’industrie subsistait sous les bombardements. Une partie des hommes furent évacués, puis l’avance américaine sur Leipzig modifia les projets ; l’usine de Schlieben resta sur place. La libération de Buchenwald rendit notre commandant indépendant ; son ménage marchait fort mal et la Blonde passait ses nerfs sur notre dos. Nous vivions suspendues aux nouvelles : il s’agissait de savoir qui arriverait les premiers, des Russes ou des Américains. Vers la mi-avril, brusquement, les hommes furent embarqués pour une destination inconnue : évacuation ou convoi noir, je ne sais. Nous devions les suivre deux jours plus tard, quand les Russes firent un bond en avant. Leurs avions survolaient l’usine à basse altitude, mitraillant tout ce qui bougeait. L’alerte était perpétuelle. Il restait un étroit chemin de libre vers la Tchécoslovaquie. Le directeur réussit à persuader le commandant de l’emprunter en toute hâte s’il voulait sauver sa peau. Le dimanche 15 avril, les S.S. empilaient leurs trésors sur deux camions et s’enfuyaient, après nous avoir terrorisées jusqu’à la dernière seconde. Le directeur et ses deux adjoints s’étaient fait transmettre les pouvoirs dans toutes les règles. Nous connûmes alors cette chose extraordinaire ; une vie sans terreur ; la nourriture, sans être surabondante, redevint excellente. Le « meister » et la vieille surveillante dont j’ai déjà parlé s’occupaient spécialement de nous, firent ouvrir les magasins d’habillement. On vit qu’il y avait en abondance du linge de rechange et du savon, et qu’on nous avait donc laissé croupir volontairement dans la crasse.
— Le vendredi 22 avril, il fut évident que les Russes seraient là dans la nuit. Le directeur disposait de trois camions, il proposa alors de nous mener vers les Américains, que l’on supposait être de l’autre côté de l’Elbe, derrière Torgau. Mais, à quatre heures, la Wehrmacht réquisitionna les camions. Restait une dernière solution : faire à pied les trente kilomètres qui nous séparaient apparemment des Américains. Seules trente Françaises et vingt Gitanes se risquèrent à tenter le coup. Le directeur nous donna deux charrettes à chevaux, l’une portant les bagages, l’autre huit jours de vivres ; en guise d’escorte, nous eûmes les dix derniers S.S. qui restaient à Schlieben : c’était en réalité des vieux de la Wehrmacht, versés dans la « Waffen S.S. » , qui désiraient se terrer de l’autre côté de l’Elbe. Les adieux à l’usine furent presque émouvants. Quand le « meister » vint dans notre chambre, le visage défait, nous lui offrîmes de l’emmener. Il alla vers la fenêtre et se mit à pleurer. Puis il me dit : « Je ne pleure pas sur mon sort ni sur votre bonté, mais sur la honte de mon peuple. Je resterai ici et partagerai sa destinée. » Notre petite colonne partit à la nuit tombante. Marcher, quasiment libres, sous les cerisiers en fleurs, quelle ivresse ! Au premier bivouac sous les bois, nous entendîmes le tocsin : les Russes entraient à Schlieben.
— Par des camarades qui m’ont écrit plus tard, j’appris la fin de la petite ville. Il n’y eût aucune résistance, un char russe défonça l’enceinte du camp, puis les soldats dirent aux prisonnières : « Vous êtes libres, allez vous nourrir et vous vêtir sur le dos des habitants. » Elles sortirent en troupe et ce fut le pillage organisé. Elles trouvèrent le docteur suicidé avec sa femme et ses six petits enfants ; beaucoup d’habitants avaient choisi la même solution. De l’un des sous-directeurs les Russes firent le maire du pays ; j’ignore ce que sont devenus les autres Allemands de l’usine. Au bout de quelques jours, la situation devint intenable pour les femmes et elles durent entreprendre, par leurs propres moyens, de gagner le secteur américain.
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XVI
ABTERODA
Après cx une nuit glaciale, nous étions toutes frissonnantes, passablement sales, misérables et fatiguées, en descendant du train qui venait de s’arrêter le long des bâtiments en briques.
Devant ces bâtiments se tenaient des
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