Kommandos de femmes
pluie sans soupe, fouille et tonsure. Notre deuxième convoi de 125, parti le 24, arrivait le 25 sans incident. Nous devions être aussi rasées, mais c’était un dimanche, le coiffeur était en promenade, la kommandante ivre, deux minces détails qui nous permirent de conserver nos cheveux.
Nous voici donc dans de petites chambres de vingt, ruisselantes d’humidité, n’ayant qu’une paillasse pour deux lits. Du reste, y eut-il une couchette par personne que le froid serait trop intense pour coucher seule. V… s’installe avec moi, quoique notre ménage ait quelques tiraillements… M me M… et sa fille sont à côté.
Dès le lendemain, c’est l’appel dehors, à cinq heures et demie du matin, dans l’obscurité ; quelques bouts de papier, glissés sous nos robes, protégeant plutôt mal que bien de la neige qui commence à tomber. Heureusement l’appel est assez rapide, mais après un simili thé chaud, il faut se remettre dehors par groupes de travail, sous le commandement d’une grande Juive hongroise, une certaine Suzanne, dont le frère était attaché d’ambassade. Elle-même a séjourné à Paris et parle cinq langues. Elle est ondoyante, cauteleuse, bizarre, mais nous a tout de même rendu service en camouflant les alliances confiées à l’arrivée.
Cette alliance, sauvée depuis Ravensbrück, je faillis bien la perdre. Je l’avais attachée dans un pli de ma robe avec une épingle double. L’épingle, un jour, se détacha ; fort heureusement c’était dans la chambre et j’eus la chance après des heures de recherches de la retrouver le lendemain.
« Arbeit kommando mesdames » ; nous voici trente menées à la carrière à quelques pas du camp. Jusqu’à midi, les mains gelées, pouvant à peine manier la pelle, il faudra remuer du sable sous la garde d’un boche qui semble fou et d’Annie kapo qui, en qualité d’interprète, se tourne les pouces et nous harcèle quand nous arrêtons. À midi, « gauche, droite » , bêche sur l’épaule, par cinq au pas, retour au camp. Soupe assez épaisse, mais en petite quantité. Il faut l’attendre dehors, la manger dehors, debout, en un quart d’heure, et repartir piocher jusque vers six heures du soir.
L’aspect des Hongroises est significatif de la vie de ce camp. Nous avons relativement bonne mine, mais elles qui sont ici depuis huit mois, qui ont pourtant un travail moins dur à l’usine, à l’abri, sont décharnées, jaunes, lamentables. Certaines sont de belles filles au profil caractéristique, avec de beaux yeux et des cheveux superbes. Ayant toutes été rasées à leur arrivée, elles ont maintenant une chevelure ondulée ou bouclée, qui a suffisamment repoussé pour faire envie à bien des femmes. Certaines rousses sont vraiment splendides.
Une partie de ces Hongroises est bien différente des autres ; ce sont de véritables romanichelles, crevées, dégénérées. Elles sont d’une saleté repoussante et leurs blocks ont une odeur inimaginable. Elles volent tout ce qui leur tombe sous la main, font commerce même de nos parts de soupe ou de saucisson qu’elles viennent nous revendre après nous les avoir volées.
Elles fabriquent à l’usine de petits riens en cuivre qu’elles viennent échanger contre du pain. Elles sont insinuantes, on en chasse une, deux minutes après elles viennent cinq ou dix. Rien ne les lasse, rien n’a de prise sur elles. Cette promiscuité est pénible. Les deux blockowas qui s’occupent de nous, Suzanne et Martha, tout en étant éduquées et ayant un physique agréable, sont bien de leur race et donnent l’impression de nous mépriser profondément. Il sera toujours impossible de leur réclamer un bidon de soupe manquant ou quelques parts de pain disparues. Jamais nous n’avons notre compte. Notre kapo, une Hollandaise, défend mollement nos intérêts. La « jument hollandaise », comme son physique la fait surnommer, n’éprouve aucune sympathie pour les Françaises et ne fait rien pour nous. Un peu d’énergie aurait pourtant suffi pour obtenir, non pas un supplément, mais strictement notre part déjà bien insuffisante.
Le seul petit extra qu’on puisse trouver pour augmenter une si maigre ration est dans les tombereaux d’ordures qu’on déverse, chaque matin, dans une mare près de la carrière. Ce procédé m’a toujours répugné, mais telles dames, dont la femme d’un procureur de la République, ne manquent jamais de « faire les poubelles ».
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