La 25ème Heure
commencé à se décomposer.
Pour éviter pareille perte vous feriez mieux de ne pas couper la tête aux prisonniers comme Gengis-Khan, le faisait. Les prisonniers possédant cette couronne précieuse pourraient être gardés dans des étuves à air conditionné et température constante et envoyés dans votre patrie.
Notre Société a le bonheur sans égal de disposer des moyens techniques nécessaires et nous épargner ainsi les pertes subies par les conquérants barbares. La chronique raconte qu’un demi-million d’auréoles avaient été ainsi perdues.
Veuillez accepter, comme d’habitude, l’expression de mon immense admiration – Keep smiling !
Le Témoin.
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– Dans cinq minutes vous serez transporté à l’hôpital, dit le bourgmestre. Il arpentait la chambre de Traian les mains dans le dos. – Là, vous serez nourri de force. Je le regrette. Nous avons essayé de faire tout ce qui a été en notre pouvoir. Le lieutenant Jacobson aussi. Mais vous n’avez pas voulu nous comprendre. Nous voulions agir pour votre bien et vous nous tournez le dos.
Traian était étendu sur son lit, tourné vers le mur.
– Votre façon d’agir dénote un manque total de camaraderie, dit le bourgmestre en colère. Vous faites perdre leur temps aux docteurs et au lieutenant Jacobson avec vos histoires personnelles. Nous avons à nous occuper de vingt mille hommes et non à perdre notre temps avec un seul d’entre eux. Vous, vous êtes seul et ils sont vingt mille. Les questions individuelles doivent être mises de côté – chacun d’entre nous a une famille, une femme, des enfants et des soucis. Qu’arriverait-il si chacun d’entre nous vous imitait. Mais vous, vous ne pensez jamais à la collectivité. Vous êtes égoïste. Personnellement, j’ai suivi les conseils du lieutenant Jacobson qui est un romantique et croit encore à la démocratie, comme tous les Américains, et j’ai perdu, ces derniers jours, au moins cinq heures à m’occuper d’un seul individu de ce camp au détriment des vingt mille autres. C’est de la pure folie.
– Vous ne vous occupez d’aucun prisonnier de ce camp, dit Traian. Vous vous occupez d’une machine administrative, c’est-à-dire d’une chose impersonnelle. Les hommes de ce camp ne doivent pas être confondus avec cette machine qui signifie : registres, machines à écrire, et chiffres. C’est de cela que vous vous occupez. Jamais vous ne vous occupez, monsieur le bourgmestre, des vingt mille hommes du camp. Les vingt mille hommes sont faits de chair, de sang et d’esprit. Ils sont faits de souffrance, de foi, de désirs, de faim, de désespoir et d’illusions.
" Et vous ne vous occupez ni de leur chair ni de leur sang, éléments individuels, ni de leurs espoirs ou de leurs désespoirs, qui sont encore plus individuels. Vous vous occupez de chiffres et de paperasses. Vous ne connaissez pas un seul prisonnier. Comment pouvez-vous prétendre que vous vous occupez de vingt mille prisonniers alors que vous ne vous occupez même pas d’un seul. C’est ridicule ! Ce sont les notions, ce sont les abstractions qui vous intéressent, vous et Jacobson, et non les hommes. Même moi, en ce moment, ce n’est pas en tant qu’homme que je vous intéresse. Je ne suis pour vous qu’une fraction de ces vingt mille hommes. Et c’est pourquoi vous vous mettez en colère à l’idée de perdre votre temps. Vous ne m’avez même pas regardé comme un individu. Et votre femme non plus, vous n’avez pas dû la regarder comme un être humain pris isolément. Vous avez dû la considérer comme femme, comme mère de vos enfants et comme ménagère, mais vous n’avez jamais dû la voir dans son ensemble. Et cependant elle n’existe que dans son ensemble. Et vous-même vous ne vous connaissez pas davantage.
" Vous n’avez connu aucun être sur toute la surface de la terre. Car si vous en aviez connu un seul, vous n’auriez jamais l’impression de gaspiller votre temps en vous occupant de l’un d’entre eux. Vous n’avez connu que des êtres humains réduits à une seule dimension, mais ceux-là ne sont plus des êtres humains, tout comme les cubes réduits à un seul de leurs côtés ne sont plus des cubes.
L’infirmier vint annoncer que l’ambulance était dans la cour.
– Je voudrais dire adieu à mon ami Iohann Moritz, dit Traian.
– Il vous est interdit d’adresser la parole à un autre prisonnier.
Traian Koruga tourna le dos
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