La Bataillon de la Croix-Rousse
l’apostropha avec une superbe véhémence.
– Femme, lui dit-il, tu doutes peut-être que l’on ait pu commettre tant de crimes au nom du Christ qui ne fut pas un Dieu mais un des grands tribuns de l’humanité. Écoute donc la voix de l’histoire.
La supérieure qui se sentit prise de peur, força sœur Adrienne à se rasseoir, mais Châlier ne la quitta plus du regard ; il avait deviné l’état mental de la jeune fille ; il soupçonna même son fanatisme ; il voulut la convaincre.
Et il entassa les preuves avec une abondance qui accablait toute résistance loyale.
Puis, enveloppant sœur Adrienne du rayonnement de ce feu sacré qui était en lui et qui s’échappait par torrents d’effluves, il fit revivre le passé comme par une évocation magique.
Sœur Adrienne sentit qu’il ne parlait que pour elle ; il semblait avoir oublié la foule ; celle-ci, s’oubliant elle-même, se tourna tout entière vers cette jeune fille qui s’était lentement levée et qui écoutait livide, les lèvres blêmissantes.
De temps à autre, elle murmurait d’une voix entrecoupée :
– Il ment ! il doit mentir !
La supérieure toussait alors et, tirant Adrienne par la jupe, elle essayait de la ramener au calme.
Mais elle restait insensible à ces sollicitations muettes.
L’abbé Roubiès suivait les péripéties de cette scène avec une attention extrême et il déplorait l’imprudence de sœur Adrienne.
Il se pencha à l’oreille d’Étienne et lui dit :
– Pourvu que, dans son indignation, elle ne fasse pas un éclat trop tôt ! Sa surexcitation confine à la folie. Là est le danger.
Et il donnait à tous les diables la supérieure qui aurait dû forcer Adrienne à se rasseoir…
– Enfin, dit-il, si Châlier va jusqu’au bout sans qu’elle proteste et l’insulte, il croira peut-être l’avoir convertie à la République quand il la recevra dans le couloir.
Peu à peu les mouvements de lèvres convulsifs de la jeune fille s’étaient calmés, sa bouche s’était raidie, elle ne prononçait plus un seul mot.
Quant à Châlier, il se surpassait dans la péroraison de son discours.
Il avait saisi un crucifix et, le montrant à la foule, il s’écria :
– Je vous ai dit ce qu’était le grand patriote juif, l’homme inspiré qui venait prêcher au monde la Liberté, l’Égalité, la Fraternité. Je salue respectueusement la mémoire de celui qui fut un sublime sans-culotte. Mais je maudis les prêtres pharisiens qui ont mis cet homme de bien sur la croix ; je maudis les apôtres imbéciles ou ambitieux qui du grand philosophe supplicié ont fait un Dieu dont voici l’image odieuse, au nom de laquelle on a tyrannisé le monde depuis dix-huit cents ans.
Il montrait le crucifix.
– Oui, répéta-t-il, gloire à Jésus qui aima les pauvres et mourut pour avoir prêché au peuple juif les grands principes que notre Révolution vient de faire triompher Mais, malédiction sur l’idole, honte au crucifix, emblème de notre esclavage.
« Et, dit Lamartine, racontant cette séance, il prit dans ses mains l’image du Christ.
– Ce n’est pas assez, s’écria-t-il, d’avoir fait périr le tyran des corps (Louis XVI), il faut que le tyran des âmes soit détrôné.
Et brisant l’image du crucifix, il en foula sous ses pieds les débris ».
Lamartine, l’Hymne des Girondins.
Beaucoup de Jacobins avaient encore des sentiments religieux ; le lourd manteau de la superstition pesait sur les esprits ; il y eut dans la salle un moment de stupeur.
Mais, tout à coup, sœur Adrienne poussa un grand cri et l’on vit briller entre ses mains le long couteau catalan dont son bras avait été armé par dom Saluste.
Cette lame étincelante aux mains de cette pâle jeune fille semblable à un spectre, fit courir un frisson dans la salle.
Lorsque l’abbé Roubiès vit sœur Adrienne tendant vers Châlier son arme dont le miroitement des lumières faisait jaillir des étincelles, il dit à Étienne :
– Voilà ce que je craignais : elle le menace trop tôt, elle ne pourra plus le frapper tout à l’heure ; c’est une mauvaise affaire.
Étienne secoua la tête d’un air entendu et dit en manière d’écho :
– Très mauvaise !
Dans la salle, une rumeur sourde grandissait et allait éclater, lorsque sœur Adrienne s’écria, s’adressant à Châlier :
– Monsieur, faites taire ce peuple et ordonnez-lui de
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