La bonne guerre
Et puis ils ont dégusté, vingt millions de morts, exact ?
On pourrait bien faire brûler un cierge pour toutes ces victimes ?
En Amérique, les gens ne savent pas ce que c’est que la
guerre. Moi je sais, et tous ceux qui y ont participé aussi. Les Russes le
savent, les Polonais le savent, les Juifs le savent. Mais les Américains n’ont
pas idée de ce que c’est d’avoir la guerre chez soi. Ça ne nous est jamais
arrivé. J’espère que ça ne nous arrivera jamais.
Mon frère, c’était le gosse typiquement américain. Il a fait
carrière dans l’armée. Le FBI a fait une enquête et tout le toutim. Ils sont
venus voir mon père à son boulot, ils ont commencé à lui sortir des trucs au
sujet de la Russie et tout ça. C’était juste après la guerre, hein ? Et
ils lui ont dit : « Qu’est ce que vous êtes au juste ? Des communistes
ou quoi ? Vous savez que les Russes sont nos ennemis. » Vous voyez, le
rideau de fer et tout le tremblement. Mon père leur a dit : « Faudrait
savoir, il y a pas si longtemps ils ne se battaient pas à nos côtés ? »
Le gouvernement nous racontait que c’était nos alliés, et d’un seul coup ils
retournent leur veste et les Russes sont nos ennemis.
Ils voulaient plein de renseignements sur mon frère. S’il
était pas un peu de gauche, s’il avait pas fait ci ou ça. Je leur ai dit :
« Vous risquez pas de trouver quelqu’un de plus américain que lui. »
Il était à la bataille des Ardennes, ouais.
Après, ç’a été mes deux fils et le Viêt-Nam. Ça me rendait
dingue ce patriotisme à la con. S’il y a le feu chez vous, bon, je viens vous
aider. Si vous vous disputez avec votre femme, je viens pas m’interposer. C’est
comme quand on a fait notre révolution, ici. Quand ils parlent des rouges, nous
aussi on l’a eue la révolution américaine. Et les Français, pourquoi ils sont
venus y mettre leur nez ? On s’est fait couillonner par les Français.
Ma guerre est finie, d’accord ? Et les voilà qui
remettent ça avec le Viêt-Nam. Mon aîné sortait à peine de l’école qu’il a dû
partir au Viêt-Nam un an et demi. Mon autre fils a refusé de partir. Pas pour
des questions religieuses, on ne va pas à l’église chez nous. Il disait que
tuer était contre ses principes. Steve, il n’a pas brûlé de livret militaire. Il
a dit : « J’irai au Viêt-Nam pour y construire des hôpitaux. »
Il travaillait avec moi dans le bâtiment. Ils sont même venus interroger les
gars au chantier. Steve, c’était vraiment un gosse très chouette. Le cœur sur
la main. Il travaille un jour par semaine au Shedd Aquarium comme ça pour rien.
On ne peut pas être plus américain que lui. Ça a ruiné sa vie, c’est lamentable.
Il fallait en avoir dans le ventre pour faire ce qu’il a
fait, plus que pour faire ce que j’ai fait. Et ces grands héros sont venus l’arrêter,
et lui ont passé les menottes comme à un criminel. Ça faisait mal. Ils l’ont envoyé
à la prison du comté. Et après ç’a été fini pour lui, il n’avait plus aucune
chance dans la vie. C’est comme si on cueillait une fleur pour la laisser
pourrir dans un coin.
Le gouverneur Thompson qui était l’avocat général répétait
tout le temps : « C’est un brave gosse. Je n’ai rien contre lui, mais
il faut que je fasse mon boulot. » Il aurait voulu essayer de le faire aller
dans un endroit pas trop moche. Mais le juge Hoffman [6] n’a
même pas voulu laisser le gosse s’expliquer. Quand il commençait à parler, il
le rembarrait. Il ne voulait pas le laisser parler aux jurés, vous voyez ?
Lloyd Wendt [7] a dit qu’il voulait être entendu comme témoin de moralité. Hoffman a dit qu’il
n’avait pas besoin de témoins de moralité.
Mon frère est venu exprès de Washington. Il a passé quarante
ans dans l’armée. Il y était entré comme deuxième classe. Il a été promu
officier pendant la guerre pour son courage exceptionnel. À cette époque-là, il
était colonel. Hoffman lui a dit : « Vous n’allez pas venir à la
barre dans cette tenue. » Ils l’ont obligé à quitter la veste de son
uniforme avec toutes ses décorations. Je suis surpris que l’armée américaine
tolère des choses pareilles. Pour moi, c’est une insulte à l’uniforme.
Steve a récolté trois ans. Il a fait tout son temps. Il n’a
même pas voulu accepter une liberté conditionnelle. Il a dit : « Je n’ai
commis aucun crime envers la société,
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