La Cabale des Muses
vérité qu’on ne dit pas à jeun échappe au buveur car sa vigilance en est amoindrie. »
Ils se délectèrent un instant. Il s’agissait d’un cru des grandes circonstances et le Hollandais ne transigeait jamais sur la qualité ni ne lésinait sur le prix.
— Van den Enden, relança le chevalier, vous n’avez pas répondu à mes questions.
— Nous y arrivons, n’ayez crainte, je ne les ai pas oubliées, chaque chose en son temps. Il est vrai que, dans cette entreprise de grande envergure, j’ai plus à perdre qu’à gagner mais vous ne contesterez pas la constance de mes convictions politiques qui l’ont toujours emporté sur mes intérêts personnels. Je passerai sous silence ce point secondaire au profit de causes plus nobles et considérables, celles de mes compatriotes meurtris par cette guerre affreuse et la lutte contre le despotisme d’un souverain présomptueux qui réduit le peuple le plus brillant d’Europe à l’esclavage pour son unique profit dans sa frénésie de dominer le monde.
— Je vous reconnais comme un excellent professeur, l’interrompit Rohan, et doublé d’un orateur habile. Moi-même, j’ai lutté de toute ma conviction contre l’omnipotence et la tyrannie. Je m’y suis brisé les dents et rompu les os. Que peut-on contre un roi de France qui s’estime l’égal du soleil et bientôt celui de Dieu !
— À se croire invincible et plus lumineux que l’astre de la vie, on finit par s’aveugler soi-même. Colosse aux pieds d’argile ou David et Goliath, les vieilles légendes conservent un fond de moralité quels que soient l’époque et le temps. De surcroît, un monarque qui se sait élu à vie, au sein d’une dynastie qui a régné avant lui et régnera à sa suite, peut-être pendant un siècle encore – mais tout a une fin –, perd la notion du danger et de l’instinct de défense. Seulement, il ne faut pas oublier qu’il règne par la force et point par la stratégie.
— Vous estimez-vous un esprit plus brillant ?
— Je pourrais avoir cette prétention raisonnable, je m’en garderai. J’observe juste les erreurs de l’adversaire afin de profiter de ses faiblesses.
— Sauriez-vous nous préciser lesquelles ? intervint La Tréaumont melliflu afin d’abonder dans le sens du Hollandais sans en avoir l’air et abréger cette escarmouche qui l’indisposait. Affinius prit tout son temps pour remplir les verres :
— J’oublie les incohérences militaires, les manœuvres douteuses et les bévues de commandement qui ont émaillé cette guerre désastreuse, conduisant notre pays à s’ouvrir le ventre en inondant ses terres. Cette victoire à la Pyrrhus n’est-elle pas un échec cuisant pour Louis XIV ? Le pouvoir par la violence ne peut se maintenir qu’en entretenant une répression sans cesse croissante. Le roi est-il rentré ensuite dans le somptueux bercail qu’il s’est fait édifier sur la sueur et le sang de ses sujets ? Non ! Ce furent Colmar et Sélestat et les frontières de l’est où il a concentré toutes ses troupes au détriment du reste du royaume. Dès septembre, trois furieux combats navals ont donné un avantage évident à notre flotte qui demeure la meilleure du monde, face à la vôtre appuyée par des Anglais indécis qui vireront de bord un jour prochain selon les vents ! Que s’est-il passé encore ce 20 d’octobre ?
— L’Espagne nous a déclaré la guerre, convint Rohan désabusé, nous serrant ainsi entre deux feux.
— Une heure durant, je pourrais dérouler les outrages, et les griefs de ce gouvernement. Pendant qu’il guerroie, le roi se désintéresse de l’intérieur du royaume où Condé et Turenne sont en conflit ouvert contre Louvois ! Alors, il est temps de revenir à l’enlèvement du dauphin sur lequel nous nous sommes tous les trois accordés. Sa prochaine escapade doit être pour nous la bonne car il ne se présentera pas de meilleure occasion. Ainsi que nous l’avons défini, vous nous tenez l’héritier de la couronne au secret à Quillebeuf où notre marine à l’affût viendra nuitamment s’en saisir et débarquera plusieurs milliers d’hommes afin de soutenir votre cause.
Rohan se dressa soudain, hérissé, hagard :
— Vous saisir du dauphin ? Soutenir notre cause ? Quelle cause ?
— Mon cher ami, nous sommes au milieu du gué, répliqua le philosophe sans se départir de son calme. Il s’agit de la deuxième phase du grandiose projet que nous
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