La campagne de Russie de 1812
douleur les
contraignait à s'étendre et, le lendemain, ils
s'efforçaient en vain de se relever. »
Dès qu'un
homme s'effondre, la horde n'attend pas le dernier soupir du mourant
: elle se précipite pour lui prendre ses vêtements. Les
derniers chevaux meurent de faim. Aussitôt l'animal tombé,
un troupeau d'affamés se jette sur lui. Les premiers arrivés
attaquent le flanc et s'emparent du foie qui est, paraît-il, le
morceau le plus tendre. « Tout cela se passait sans que
personne songent à tuer la pauvre bête, tant on était
pressé de se remettre en route. »
Un officier
s'endort sous un manteau de neige en tenant la bride de son cheval.
Le matin, il est tout surpris en voyant sa monture blessée à
la croupe. Profitant du sommeil profond de l'officier, un affamé
s'était taillé un bifteck de cheval... Ceux qui
possèdent un poêlon sont regardés avec envie :
« On voyageait ce meuble à la main et on le
conservait bien plus précieusement que son argent. »
Chaque jour, les effectifs tombent à des chiffres dérisoires.
L'existence des
combattants russes qui harcèlent cette armée de
spectres est souvent tout aussi pénible. Il faut lire, pour
s'en convaincre, les Mémoires du général
de hussards le baron de Löwenstern : « Après
le passage de la Bérézina, les gelées furent
terribles. Je ne pouvais avancer à cheval plus de dix minutes
de suite, et comme la neige empêchait d'aller longtemps à
pied, je ne faisais qu'enfourcher ma monture pour en descendre
aussitôt, et j'autorisai mes hussards à faire de même.
Pour protéger mes pieds contre le grand froid, je les mettais
dans les bonnets à poil des grenadiers français dont la
route était jonchée. Mes hussards souffraient
cruellement... Le régiment de Soumy ne comptait que cent
vingt-deux chevaux capables de charger. Notre infanterie était
visiblement très épuisée. Rien au monde
n'affecte autant le moral que le froid. Lorsque les soldats
trouvaient un abri sous un toit, il n'y avait pas moyen de les
chasser de là. Ils préféraient mourir. Au risque
de se brûler, ils se fourraient même dans les poêles
russes. Il a fallu voir toutes ces horreurs de ses propres yeux pour
y croire. Jamais les calamités humaines ne s'étaient
manifestées d'une façon aussi horrible : tous les
villages avoisinants étaient brûlés jusqu'à
leurs fondations, les habitants s'étaient enfuis, on ne
trouvait aucun ravitaillement. Nous ne maintenions nos forces qu'en
buvant de grandes rasades de vodka. Nous souffrions autant que
l'ennemi... »
Ne quittons pas
les archives russes sans citer Alexis Olénine qui, dans son Cahier , prétend que des témoins ont vu les
soldats de Napoléon dévorer leurs morts : « Ils
racontaient entre autres avoir souvent rencontré des Français,
dans quelques granges où ils cherchaient à se protéger
contre le froid, assis autour d'un feu, grillant les cadavres de
leurs camarades dont ils taillaient les meilleurs morceaux pour
apaiser leur faim ; exténués, s'affaiblissant d'heure
en heure, ils tombaient morts pour servir à leur tour de
nourriture aux nouveaux arrivés qui s'étaient à
grand-peine traînés jusqu'à là. »
Le mercredi 2
décembre, au passage de la Wilya l'Empereur charge Montesquiou
de partir pour Paris afin d'y porter le fameux et terrible 29e
bulletin qui ne cache rien du désastre.
– Je dirais
tout, annonce-t-il à Caulaincourt. Il vaut mieux que l'on
sache par moi les détails que par des lettres particulières.
Et le mercredi 16
décembre, les Français frappés de terreur
pourront lire ce texte qui va « foudroyer la France »,
selon l'expression du maréchal Oudinot : « Cette
armée si belle le 6 novembre (ce qui était faux
d'ailleurs...) était bien différente dès le 14.
Presque sans cavalerie, sans artillerie, sans transports, nous ne
pouvions nous éclairer à un quart de lieue...
Les hommes que la
nature n'a pas trempés assez fortement pour être
au-dessus de toutes les chances du sort et de la fortune parurent
ébranlés, perdirent leur gaieté, leur bonne
humeur, et ne rêvèrent que malheurs et catastrophes ;
ceux qu'elle a créés supérieurs à tout
conservèrent leur gaieté, leurs manières
ordinaires, et virent une nouvelle gloire dans des difficultés
différentes à surmonter.
« Dans
tous ces mouvements, l'Empereur a toujours marché au milieu de
sa Garde, la cavalerie sous les ordres du maréchal duc
d'Istrie (Bessières) et
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