La campagne de Russie de 1812
passée que le flot d'hommes se précipite.
Sous cette ruée, une nouvelle fois le tablier s'effondre. Les
pontonniers se remettent à l'eau. Deux heures plus tard, le
passage reprend.
« J'en
vis plusieurs, nous dit encore le sergent Bourgogne, qui se jetèrent
dans la Bérézina, espérant la passer à la
nage sur les glaçons, mais aucun ne put aborder. On les voyait
dans l'eau jusqu'aux épaules, et là, saisis par le
froid, la figure rouge, ils périssaient misérablement.
J'aperçus sur le pont un cantinier portant un enfant sur sa
tête. Sa femme était devant lui, jetant des cris de
désespoir. Je ne pus en voir davantage : c'était
au-dessus de mes forces. »
Certains
conducteurs de caissons poussent leurs chevaux dans la rivière.
Nombreux se noient, mais d'autres atteignent l'autre rive. On n'a
cependant pas eu le temps d'abattre les talus des berges, aussi bien
peu d'attelages parviennent à les gravir et sont emportés
par le courant.
La veuve d'un
colonel, tué quelques jours auparavant, tient dans ses bras sa
petite fille de quatre ans, et cherche vainement à atteindre
le pont. Le chirurgien Huber l'entend s'exclamer :
– Ô
Dieu ! Que je suis malheureuse de ne pouvoir même pas prier !
Presque aussitôt,
son cheval est atteint d'une balle et un autre coup vient lui
fracasser la cuisse au-dessus du genou. Avec « le calme
d'un silencieux désespoir, elle prend son enfant qui pleure,
elle l'embrasse à plusieurs reprises, puis de sa jarretière
teinte de sang qu'elle a ôtée de sa jambe brisée,
elle étrangle la pauvre petite et, la serrant dans ses bras,
la pressant contre elle avec force, elle s'assied à côté
de son cheval tombé. Elle attend ainsi sa fin, sans proférer
un seul mot, et bientôt elle est écrasée par les
chevaux de ceux qui se pressent sur le pont ».
Lorsque Éblé
reçoit l'ordre de brûler les deux ouvrages, il reste
encore près de douze mille traînards sur la rive gauche.
Il est alors 7 heures du matin. Le chef des pontonniers attend
jusqu'à 9 heures pour exécuter l'ordre, et ne met le
feu aux deux ponts que lorsqu'il voit les cosaques dévaler
vers la berge.
Il demeure huit
mille hommes sur l'autre rive.
« On
les voit errer par troupes désolées sur les bords de la
rivière. Les uns s'y jettent à la nage, certains se
risquent sur les glaçons, s'élancent tête baissée
au milieu des flammes du pont qui s'effondre sous eux. »
Ségur aperçoit « les corps des uns et des
autres s'amonceler et battre avec les glaçons contre les
chevalets ». Les survivants, assis dans la neige,
résignés, attendent les Russes.
Et voici le
tableau qui se présente à l'ennemi lorsqu'il arrive sur
les bords de la Bérézina :
« Imaginez-vous,
écrit l'officier du génie Martosa, un large fleuve
sinueux couver à perte de vue de cadavres, dont certains
commençaient à geler. C'était le règne de
la mort qui resplendissait dans toute sa puissance destructrice... La
première chose que vous vîmes était une femme
enfoncée dans un trou et coincée par la glace : un de
ses bras pendait à moitié coupé, l'autre tenait
un nourrisson qui serrait de ses menottes le cou de sa mère ;
elle était encore vivante, son regard fixait un homme qui
s'était également enfoncé sous la glace brisée
mais qui était déjà gelé ; un enfant mort
gisait entre eux... Plus loin, je vis des gens qui étaient
morts de froid ou en train de geler. Jamais je n'oublierai cette
vision. Le petit village était bondé de blessés
russes et français et de prisonniers dont le nombre augmentait
continuellement, à tel point qu'on ne savait plus qu'en faire.
Ils étaient affreux à voir : bande et petits, hommes et
femmes, les pieds entourés de paille, emmitouflés dans
des torchons, sans bottes, la figure gelée, les mains
exsangues... » Un butin considérable encombrait les
rives et jonchait le sol jusqu'au Vieux-Borissov : « des
canons, des fourgons chargés de munitions, et même
encore des berlines et des phaétons chargés des rapines
provenant de Moscou et qui avaient échoué ainsi sur les
rives de la Bérézina ». « On ne
peut s'imaginer, écrit le général comte de
Langeron qui servait le tsar, la quantité de femmes que
l'armée française traînait avec elle, et j'ai
remarqué qu'elles supportaient mieux le froid que les hommes.
Je demandai à plusieurs de ces malheureuses qui marchaient
avec nous où elles allaient ; elles me répondaient
toutes :
–
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