La campagne de Russie de 1812
À
Vilna, monsieur, prendre nos quartiers d'hiver ; Napoléon nous
l'a promis.
« Je
leur disais :
– Mais vous
n'êtes plus avec lui, vous êtes au milieu de vos ennemis,
quels quartiers d'hiver pouvez-vous espérer ?
« Elles
me répondaient :
– Monsieur,
c'est égal, vous ne nous faites pas de mal, vous nous
nourrissez et nous allons à Vilna prendre nos quartiers
d'hiver.
« On ne
pouvait les détourner de cette idée et de cette
espérance que Napoléon avait inspirée à
toute son armée. »
Et voici
l'épilogue. Le colonel Waldemar de Löwenstern, en
arrivant à Borissov, voit un affreux spectacle :
« On
avait placé cinq à six mille femmes dans une grange.
Elles y avaient passé plusieurs jours presque sans nourriture.
Le froid excessif survint, et il n y en eu qu'une vingtaine qui
survécurent aux calamités que le froid, la faim et le
feu répandirent sur elles. elles. Plusieurs accouchèrent
pendant ce temps, et les mères et les enfants périrent
ensemble. Mes cheveux se dressent quand j'y pense. J'ai vu tout cela
de mes yeux, le cœur me saignait et malgré la meilleure
volonté, il n'y avait pas moyen de sauver ces malheureuses et
innocentes victimes. Il n'y eut pas une de ces infortunées
qui, avant d'expirer, ne maudit Napoléon comme la source de
tous leurs maux. Avant de mourir, presque toutes étaient
devenues folles et tombaient dans une espèce de stupeur et
d'insensibilité, de sorte que j'en ai vu plusieurs avoir la
moitié du corps grillé, et malgré cela avoir le
sourire sur les lèvres, ou plutôt une grimace qui y
ressemblait. »
Si huit à
dix mille débandés vont être massacrés par
les cosaques de Wittgenstein, les débris de la Grande Armée
ont réussi tant bien que mal à passer. Louis Madelin a
raison d'écrire que le célèbre passage n'avait
pas été le désastre tant de fois dépeint,
après le récit du comte de Ségur. Raïeski
se montrait assurément quelque peu injuste en écrivant,
dans une autre lettre inédite, que « le grand
Napoléon » s'était montré à la
Bérézina « un bien petit génie
militaire ».
C'est au lendemain
du dimanche 29 novembre que commencera l'épreuve peut-être
la plus horrible que connurent des combattants.
L'épouvante.
En trois jours,
les vingt-cinq mille combattants de la Bérézina,
confondus avec la horde, devenus « une foule en fuite »,
marchent pêle-mêle, semant sur la route armes et canons,
ces trophées que l'on peut voir aujourd'hui orner tant de
musées soviétiques 24 .
Seul ce qui reste de la Garde conserve encore un air martial. « Les
vieilles moustaches, racontera Caulaincourt, se déridaient dès
qu'elles apercevaient l'Empereur et le bataillon de garde qui prenait
chaque jour le service était dans une tenue à
étonner. »
De même le
quartier impérial, composé au départ de Moscou
de six cent trente chevaux et de cinquante-deux voitures, ne compte
plus que la calèche de l'Empereur et une vingtaine de
véhicules. Cependant, Napoléon pourra changer de linge
tous les jours et on lui présentera du pain blanc, du vin de
Chambertin, de la viande de bœuf ou de mouton et surtout –
ce qu'il aime particulièrement – du riz, des fèves
ou des lentilles.
Chaque jour,
durant plusieurs heures, s'appuyant sur un gros bâton, il
marche donnant le bras à Murat, toujours revêtu d'un
riche costume plus ou moins polonais et coiffé d'un bonnet
surmonté d'une aigrette blanche.
Le froid, qui est
descendu à moins 21 degrés, tombe certains jours à
moins 31 degrés ! Les corbeaux meurent foudroyés,
raidis en plein vol, l'haleine gèle au contact de l'air avec
un bruit sec qui ressemble à de petites détonations.
« Dès que l'on s'arrêtait un moment pour se
reposer, on se sentait aussitôt engourdi, on aurait voulu
marcher, mais c'était impossible parce que le sang gelait dans
les veines, il montait vers la tête. Les yeux enflammés
par la fumée des bivouacs et par le manque de sommeil
répandaient des larmes de sang, on tombait sur les genoux,
puis sur les mains et l'on avait vécu... On marchait dessus et
dessous la glace, les arbres étant glacés, nos bonnets
à poils étaient glacées, glacés, la barbe
qu'on ne pouvait plus couper glacée, les moustaches glacées,
les cheveux glacés, la cravate glacée. Enfin, entouré
de glace, on ne pouvait plus tourner la tête... »
Le capitaine
Bernard précise de son côté qu'un glaçon,
gros comme un œuf, demeurait collé
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