La campagne de Russie de 1812
se
console en se disant que Davout, qui se trouve plus au sud avec le
roi Jérôme, sera sans doute heureux dans son mouvement
contre les forces du prince Bagration, moins importantes que celles
commandées par Barclay de Tolly.
Alors que le
mercredi 24 juin les troupes françaises franchissaient le
Niémen et occupaient la triste ville de Kowno, Alexandre
assiste ce soir-là à Vilna, à une centaine de
kilomètres de la frontière, à un bal donné
en son honneur dans la propriété de la famille
Bennigsen.
Entre deux
mazurkas polonaises, alors qu'il danse avec la jolie comtesse von
Tissenhaus, il apprend que Napoléon est en train de franchir
le Niémen.
– Dieu est
contre l'envahisseur, déclare le tsar.
Dans la nuit, le
plancher de la salle de bal s'effondre. Fort heureusement, le tsar
sort indemne de l'accident. Mais pour lui les bals sont fort rares.
Quelques mois auparavant, il pouvait écrire à sa sœur
Catherine : « Jamais encore je n'ai mené une vie de
chien pareille. Très souvent, dans la semaine, je venais
m'asseoir à mon bureau, et je ne le quitte que pour manger
tout seul et m'y replace de nouveau jusqu'au moment d'aller au
lit... »
Il le répète
:
– Je me
tiens plus en sentinelle que jamais, car l'horizon s'obscurcit de
plus en plus.
Alors que la
nouvelle de l'invasion lui parvient, le tsar appelle auprès de
lui le ministre de la Police Balachov.
– Tu ne
t'imagines probablement pas pourquoi je t'ai mandé ? Je désire
t'envoyer chez l'empereur Napoléon. Je viens de recevoir un
rapport de Saint-Pétersbourg m'informant de la note de
l'ambassade de France reçue par notre ministre des Affaires
étrangères ; cette note nous informe que notre
ambassadeur, le prince Kourakine, a demandé ses passeports
pour quitter la France. Nous pourrons considérer ce fait comme
consacrant la rupture définitive. Ordre a été
donné au comte de Lauriston de demander à son tour ses
passeports et de partir de Saint-Pétersbourg. J'entrevois là
l'origine de ce qui peut servir à Napoléon de casus
belli bien que l'argument soit futile. Kourakine a agi de sa
propre initiative et non d'après mes ordres. De moi à
toi, je ne m'attends pas à ce que son départ réussisse
à arrêter la guerre, mais je ne veux pas que l'Europe le
connaisse et qu'il soit pour elle une nouvelle preuve que la guerre
n'a pas été déclenchée par nous.
Le lendemain, à
2 heures du matin, le tsar, avant de quitter Vilna pour Swentziani,
remet à Balachov une lettre destinée à Napoléon
et le ministre se rend aussitôt au-devant des troupes
napoléoniennes. Balachov atteint les avant-postes français
non loin du petit village de Rossienty. Le roi de Naples, emplumé
selon son habitude, l'accueille avec courtoisie et lui déclare
même :
– Je désire
beaucoup que les deux empereurs puissent s'entendre et ne pas
prolonger la terre qui vient d'être commencée contre mon
gré.
Balachov est
conduit ensuite devant Davout, dit le Terrible, qui, « flairant
un espion » dans le ministre de la Police tsariste, le
reçoit sans la moindre amabilité. On le retient durant
deux ou trois jours afin que l'envoyé d'Alexandre ne puisse
pas se rendre compte de la désorganisation des armées
françaises. En effet, depuis le départ de Kowno, le
samedi 27 à l'aube, l'Empereur, selon l'expression de
Caulaincourt, aurait voulu « donner des ailes »
à son armée. Le résultat de cette marche
accélérée avait été
catastrophique. Si l'avant-garde de Murat est parvenue à se
nourrir, le reste de l'armée souffre déjà de la
faim.
Au surplus, un
froid glacial tombe la nuit sur les combattants et, le jour, une
chaleur étouffante et une poussière aveuglante
s'abattent sur les hommes et les chevaux. La pluie a transformé
les chemins en fleuves de boue. Il faut avoir « navigué »
, comme j'ai eu l'occasion de le faire, dans ce véritable
cinquième élément, pour se rendre compte de ce
que représente l'effroyable boue russe ! De ce fait, les
approvisionnements en vivres et en fourrage, englués dans ce
bourbier, distancés par une armée faisant souvent
quinze lieues par jour, n'ont pu suivre. Les fourgons, contenant
chacun quatre mille rations de farine – une journée de
pain pour quatre mille hommes – sont à la traîne.
Et les troupeaux qui suivent de nombreux régiments sont
demeurés en route... Déjà, cinquante mille
maraudeurs ont quitté leurs rangs pour chercher des vivres car
l'intendance
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