La case de L'oncle Tom
antichrétien du Nord l’opprime presque autant.
– Je le sais, dit miss Ophélia : j’ai partagé ce préjugé jusqu’à ce que j’aie compris qu’il était de mon devoir de le vaincre, et j’espère l’avoir vaincu. Je suis persuadée qu’il y a dans le Nord beaucoup de braves gens, qui n’ont besoin que d’être bien renseignés sur ce devoir pour le remplir. Il y aurait certainement plus d’abnégation à recevoir des païens parmi nous, qu’à leur envoyer des missionnaires, mais je crois que nous le ferions.
– Vous le feriez, vous , dit Saint-Clair, je n’en doute pas. Que ne feriez-vous pas, du moment que vous le considérez comme un devoir !
– Je ne suis pas d’une si rare perfection, reprit miss Ophélia. Les autres agiraient de même s’ils voyaient les choses du même point de vue. Je compte ramener Topsy à la maison quand j’y retournerai. J’imagine qu’on ouvrira d’abord de grands yeux, mais je crois qu’on finira par voir comme moi. De plus, je sais qu’il y a beaucoup de gens dans le Nord qui font exactement ce que vous dites.
– Oui, une minorité ; mais si nous commencions à émanciper un peu largement, nous aurions bientôt de vos nouvelles ! »
Miss Ophélia ne répliqua rien ; Il y eut en silence de quelques moments, et la vive physionomie de Saint-Clair prit une expression triste et rêveuse.
« Je ne sais, dit-il, ce qui me fait tant penser à ma mère ce soir ! J’ai une étrange sensation ; il me semble qu’elle est là, près de moi. Tout ce qu’elle avait coutume de me dire me revient à l’esprit. C’est bizarre que les choses du passé se ravivent ainsi tout à coup ! »
Il se promena de long en large pendant quelques minutes, puis il dit :
« Je crois que je vais aller faire un tour dehors et savoir les nouvelles du soir. »
Il prit son chapeau, et sortit.
Tom le suivit, hors de la cour, sous la voûte, et lui demanda s’il devait l’accompagner.
« Non, mon garçon, dit Saint-Clair ; je serai de retour dans une heure. »
Tom s’assit sous la galerie. C’était par un beau clair de lune : il suivait des yeux le jet lumineux des eaux et leur chute écumante dans la fontaine ; il écoutait leur murmure. Il songea au logis : il allait bientôt être un homme libre ; – libre de retourner là-bas à sa volonté. Avec quelle ardeur ne travaillerait-il pas pour racheter sa femme et ses enfants ! Il raidit les muscles de ses bras robustes, joyeux de l’idée qu’ils lui appartiendraient sous peu, et qu’ils l’aideraient à affranchir sa famille. Puis sa pensée se reporta vers son noble jeune maître, et il récita la prière qu’il faisait tous les jours pour lui. Éva vint ensuite ; – la belle Éva, qui était maintenant un ange parmi les anges ; – il y pensa si longtemps, qu’il lui semblait voir le brillant visage, encadré de cheveux dorés, le regarder à travers la brume vaporeuse. Tout en songeant, il s’endormit ; il vit en rêve Éva, qui accourait à lui en bondissant, comme c’était sa coutume, une guirlande de jasmin dans les cheveux, les joues rosées et les yeux rayonnants de joie. Mais, comme il la contemplait, elle s’éleva peu à peu de terre, – ses joues pâlirent, – ses yeux prirent un éclat céleste et profond, une auréole d’or entoura sa tête, – et elle disparut. Tom fut réveillé en sursaut par de grands coups frappés à la porte, et par le son de plusieurs voix au dehors.
Il se hâta d’ouvrir : des hommes entrèrent à pas lourds et parlant bas ; ils portaient un corps, enveloppé d’un manteau, couché sur une civière. La lueur du réverbère éclaira le visage : Tom poussa un cri d’épouvante et de désespoir qui retentit au loin sous les galeries ; et les hommes s’avancèrent, avec leur fardeau, vers la porte ouverte du salon, où miss Ophélia tricotait toujours.
Saint-Clair était entré dans un café pour parcourir le journal du soir. Tandis qu’il lisait, deux hommes à moitié ivres s’étaient pris de querelle ; il avait joint ses efforts à ceux de quelques assistants pour les séparer ; et, en cherchant à arracher des mains d’un de ces furieux un couteau-poignard, il avait reçu un coup mortel dans le côté.
La maison s’emplit de cris, de gémissements, de lamentations sauvages. Les domestiques s’arrachaient les cheveux, se roulaient à terre, couraient de toutes parts d’un air égaré. Tom et miss Ophélia conservaient
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