La case de L'oncle Tom
joie. Et monsieur, son cœur est encore plus beau que son visage. Eh bien ! voilà que, tout au travers, survient mon maître qui m’enlève à mon ouvrage, à mes amis, à tout ce que j’aime, qui me broie et m’enfonce jusqu’aux lèvres dans la boue. Et pourquoi ? parce que, dit-il, j’ai oublié qui j’étais, et qu’il m’apprendra que je ne suis qu’un nègre ! Ce n’est pas tout ; il se jette entre ma femme et moi, il me commande de l’abandonner pour aller vivre avec une autre. Et vos lois qui donnent la puissance de faire tout cela à la face de Dieu et des hommes ! Prenez-y garde, monsieur Wilson, il n’y a pas une seule de ces choses qui ont brisé le cœur de ma mère, de ma sœur, de ma femme et de moi, que vos lois ne sanctionnent et ne permettent à tout homme de faire dans le Kentucky, sans que personne puisse lui dire non ! Appelez-vous ces lois les lois de mon pays ? Je n’ai pas de pays, monsieur, pas plus que je n’ai de père ! C’est un pays que je vais chercher. Quant au vôtre , je ne lui demande rien que de me laisser passer. Si j’arrive au Canada, dont les lois m’avouent et me protègent, le Canada sera mon pays, et j’obéirai à ses lois. Mais si quelqu’un essaye de m’arrêter, malheur à lui ! car je suis désespéré. Je combattrai pour ma liberté jusqu’au dernier souffle. Vous honorez vos pères d’en avoir fait autant ; ce qui était juste pour eux, l’est aussi pour moi. »
Ce récit, fait tantôt assis, tantôt debout, en marchant de long en large dans la chambre, accompagné de pleurs, de regards flamboyants, de gestes énergiques, était plus que n’en pouvait endurer le paisible et bon naturel du digne homme auquel il s’adressait : il tira de sa poche un grand foulard jaune, et s’essuya la figure de toutes ses forces.
« Dieu les confonde ! s’écria-t-il tout à coup. Ne l’ai-je pas toujours dit ! – l’ancienne malédiction infernale ! je ne voudrais pourtant pas jurer ! Eh bien, allez de l’avant, Georges, allez de l’avant ! mais soyez prudent, mon garçon : ne tirez sur personne, Georges, à moins que… mais non… il vaudrait mieux ne pas tirer, je crois. Moi, je ne viserais pas, à votre place. Où est votre femme, Georges ? » Il se leva, en proie à une agitation nerveuse, et se promena dans la chambre.
« En fuite, monsieur, – partie avec son enfant dans ses bras ; – pour aller Dieu seul sait où ! – vers l’étoile polaire ! et quand nous nous reverrons, si nous nous revoyons jamais, c’est ce qu’aucune créature ne peut dire.
– Est-ce possible ? en fuite ! de chez de si bons maîtres, d’une si bonne famille !
– Les meilleures familles s’endettent, et les lois de notre pays les autorisent à enlever l’enfant du sein de sa mère, et à le vendre, pour payer les dettes du maître, dit Georges avec amertume.
– Bien ! bien ! reprit l’honnête fabricant en fouillant dans sa poche. Je n’agis peut-être pas d’accord avec mon jugement ; ma foi, tant pis ! je ne veux pas écouter mes scrupules… tenez, Georges ! Et tirant de son portefeuille une liasse de billets, il les lui présenta.
– Non, mon bon monsieur ; vous avez déjà fait beaucoup pour moi, et je craindrais de vous attirer quelque ennui. J’ai assez d’argent, j’espère, pour me conduire jusqu’où il me faut aller.
– Non, non, Georges, prenez. L’argent est d’un grand secours partout ; on n’en saurait trop avoir, quand on l’a honnêtement. Prenez-le, prenez, – je vous en pris, mon garçon.
– Je l’accepte, monsieur, à la condition de vous le rendre un jour.
– Et maintenant, Georges, dites-moi : combien de temps comptez-vous voyager ainsi ? ni loin, ni longtemps, j’espère. Le coup est bien monté, mais trop hardi. Et ce nègre, qui est-il ?
– Un homme sûr, qui s’est enfui au Canada, il y a plus d’un an. Il apprit là-bas, par ouï-dire, que, furieux de sa fuite, son maître avait fait fouetter sa pauvre vieille mère ; et il a refait tout le chemin pour venir la consoler, et courir la chance de la ramener avec lui.
– L’a-t-il pu ?
– Pas encore ; il a rôdé autour de l’habitation, mais sans pouvoir trouver son heure. En attendant, il m’accompagne jusque dans l’Ohio ; là il me remettra aux mains d’amis qui l’ont aidé ; puis il reviendra chercher sa mère.
– C’est dangereux, très-dangereux, » dit le vieillard.
Georges se
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