La chambre du diable
donc être inhumée à minuit, à un carrefour, hors les murs de la ville !
– Ce n’est qu’une malheureuse, plaida le
dominicain. Elle s’est sans doute tuée dans un moment d’égarement.
Il souleva la main du cadavre pour en examiner les
ongles avec attention.
– Et nous ignorons s’il s’agit ou non d’un
suicide, n’est-ce pas ?
– Messire le coroner a prononcé son verdict !
– Il l’a énoncé en s’en tenant à l’évidence. Mais
plus je reste ici, plus j’ai des doutes.
Il commença à observer de plus près la chevelure de la
jeune femme, la divisant, laissant les mèches glisser entre ses doigts. Sir
John pensa à Lady Maude quand elle épouillait les deux marmousets.
– Puis-je m’en aller ? demanda l’aubergiste.
– Oui, mais restez en bas jusqu’à ce que le
Ramasseur de morts arrive et que nous en ayons terminé.
Cranston s’appuya au mur et s’épongea le front pendant
que Sir Maurice, bras croisés, se taisait. Athelstan continua ses
investigations sur la dépouille : cheveux, ongles puis il souleva la robe
et se pencha sur le torse.
– Etes-vous obligé de faire ça ? s’enquit le
chevalier.
– Un cadavre est un cadavre. L’âme s’est envolée
et toute beauté a disparu.
Il étudia le ventre avec soin. La peau des cuisses
était pleine de boutons et de taches. Il déplaça le corps pour voir le dos.
– Que cherchez-vous, Athelstan ?
Le dominicain recouvrit la morte.
– Pensez-vous qu’on l’ait pendue ?
– Voici une jeune femme, exposa Athelstan en
faisant claquer sa langue sur sa lèvre inférieure, qui se nomme Anna Triveter
et a voyagé de Douvres à Londres. Son seul désir est de revoir son bien-aimé
Sir Maurice Maltravers. Mon garçon, vous pouvez rester posté à bouder contre ce
mur ou vous pouvez nous aider.
– Je ne boude point, rétorqua le chevalier. Je
suis fort courroucé ! Je ne connaissais pas cette femme. Et jusqu’à ce que
Sir John ait envoyé un message au palais de Savoy, je ne savais pas…
– Bien sûr ! l’interrompit le prêtre d’un
ton animé.
– De quoi s’agit-il ? intervint le coroner
en abaissant la gourde qu’il avait à moitié portée à ses lèvres.
– C’est une histoire de logique, dit son
secrétaire. Anna arrive à La Lampe d’or, expliqua-t-il en désignant les
bottes déposées près du seuil. Prenez-les, Sir John.
Cranston s’exécuta. Petites, plutôt élégantes, elles
étaient en cuir et ornées de boucles d’argent.
– Regardez les semelles et les talons.
Le magistrat obtempéra.
– Propres, non ?
– Elle aurait pu les décrotter elle-même.
– Oh, c’est ce qu’elle a fait.
Athelstan se dirigea vers le lavarium de bois où se
trouvaient une cuvette, un broc et, sur le sol, une pile de chiffons. Il en
prit un. Il était souillé et humide.
– Mon frère – le coroner lança un regard noir à
son secrétaire –, ne tournons pas à l’entour le pot ! Il tombe sous le
sens que cette femme était lasse, épuisée, après son trajet. Elle a nettoyé ses
bottes comme l’auraient fait bien des voyageurs. Elle a changé de vêtements et
les a donnés à laver.
– Puis elle est allée se pendre tout à trac !
ironisa Athelstan en montrant la corde. Et où s’est-elle procuré ça ?
– Il y en a un rouleau dans chaque chambre, précisa
Sir Maurice. En cas d’incendie.
Il désigna ce qui restait de la corde dans un coin, traversa
la pièce et ramassa un couteau abandonné.
– Elle en a coupé un morceau, l’a enroulé autour
d’une poutre, a fait un nœud coulant et se l’est passé autour du cou.
– Mais, objecta le dominicain, pourquoi une jeune
femme qui voulait vous rencontrer, Sir Maurice, serait-elle venue céans, se
serait-elle changée, aurait-elle écuré ses bottes, verrouillé l’huis, puis se
serait-elle pendue ? Qui plus est, où aurait-elle trouvé de quoi rédiger
cette dernière lettre d’amour déçu ?
– Je vois ce que vous voulez insinuer, souffla
Sir John.
– Je ne crois pas qu’elle se soit suicidée. Je
doute qu’elle se soit appelée Anna Triveter et qu’elle vienne de Douvres.
Athelstan adressa un sourire d’excuse à Cranston.
– Je suis navré de remettre si vite votre verdict
en cause, mais il vaudrait mieux que cette affaire reste secrète !
– Continuez ! aboya le magistrat.
– Anna Triveter est sans doute une ribaude. Si
vous regardez ses ongles, Sir John, à la base,
Weitere Kostenlose Bücher