La chambre maudite
les seins durcis sous les acclamations grasses de ses compagnons dont les verres se vidaient et se remplissaient à tour de bras. Philippus eut tôt fait de se rendre compte qu’en réalité la fille n’était pas saoule, mais jouait à plaisir son rôle de débauchée, faisant régulièrement signe à l’aubergiste de ravitailler la tablée. Avant le soir leur maigre solde serait bue, mais nul ici n’en avait cure. Ainsi allait le monde. La dernière pièce de Philippus disparut dans la poche du tablier de l’aubergiste qui ne lui accorda pas seulement un regard. Cette misérable consommation n’apportait rien à ses affaires.
Philippus sirota la piquette qu’on lui avait servie, laissant le temps passer en observant les prouesses de la brunette qui aguichait sans se donner vraiment. Le but du jeu, il le savait, était de rendre les autres trop saouls pour pouvoir la prendre. Lorsqu’ils rouleraient sous la table, les poches vidées, elle s’attaquerait à un autre gibier.
Philippus termina son verre avec le sentiment que Michel s’était trompé. Bah, se dit-il, j’aurai au moins joui du spectacle. Il allait se lever pour sortir lorsqu’un homme entra en courant. Son pourpoint était rouge de sang.
– Maître Luc, gémit-il en direction de l’aubergiste qui blêmit à sa vue. Des brigands, maître, des brigands.
Tandis qu’il s’avançait, un autre valet entra. Dans ses bras une jeune femme pendait mollement, bras écartés. Ses cheveux ruisselaient de sang.
Philippus se dégagea d’un bond et parvint en même temps que l’aubergiste livide au-devant de la damoiselle. Le silence s’était fait dans la salle. Trop saouls, les gardes ne savaient s’ils devaient courir ou se faire oublier.
– Je suis médecin, dit Philippus tandis que d’un revers de bras il dégageait prestement la table la plus proche.
– Comment est-ce arrivé ? demanda-t-il à l’homme qui déposa délicatement la jeune femme.
– Elle nous a demandé de l’accompagner. Elle voulait du thym, beaucoup de thym avant que le gel ne l’abîme trop. Des brigands nous ont surpris. Ils ont mis les chevaux en fuite et tué messire Olivier, qui protégeait notre course en engageant l’épée. J’ai trébuché, maître. J’ai trébuché et me suis cogné la tête. Je n’ai pas pu les empêcher.
L’aubergiste écoutait le récit du valet en même temps que Philippus. A ces derniers mots, la rage le prit et il envoya rouler le malheureux à terre d’une gifle retentissante.
Nullement préoccupé de ces états d’âme, Philippus acheva son examen en retroussant délicatement les voiles des jupons. Le boutiquier posa une poigne autoritaire sur son bras :
– Qu’est-ce que vous faites ?
– Ce que je dois, maître Luc, répondit Philippus sans se départir de son indifférence feinte.
– Sortez, vous autres. Sortez tous ! hurla l’aubergiste en renversant les chaises et les tables, en bottant le derrière des avinés.
Philippus attendit qu’ils soient seuls pour agir. La damoiselle avait vraisemblablement été assommée par un coup de dague qui avait emporté un morceau de cuir chevelu. C’était l’origine du sang, mais la blessure n’était pas grave, se dit Philippus. Il attendit que l’aubergiste eût fermé les portes pour soulever les jupons. La vision du sang sur les cuisses confirma ce dont il se doutait.
– Les salauds ! grogna l’aubergiste par-dessus son épaule. Les salauds, répéta-t-il visiblement ébranlé. Ils l’ont violée. Ils ont violé et tué ma petite fille.
Philippus se tourna vers lui et posa une main amicale sur son épaule. L’aubergiste avait les yeux emplis de larmes.
– Elle vit encore, mon ami.
Maître Luc semblait ne pas l’entendre. Philippus insista :
– Je vais la soigner. Tout ira bien.
A peine achevait-il sa phrase que la damoiselle tournait la tête vers eux en gémissant. Son père s’approcha et lui saisit les mains avec effusion :
– Ne bouge pas, ne parle pas. Je m’occupe de toi, ma toute belle.
– Père, murmura-t-elle. J’ai grands maux de tête. Où suis-je ? Que s’est-il passé ?
– Tu étais dans la forêt, commença maître Luc, mais Philippus s’interposa, en l’écartant délicatement.
– Qui êtes-vous ? murmura la jouvencelle en apercevant les grosses mains de Philippus s’approcher de son visage.
– Je suis médecin. Laissez-moi faire. Tout ira bien.
Il contrôla le blanc des yeux
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