La chambre maudite
comme hiver, avait affirmé Rudégonde. Elles la voyaient peu mais l’entendaient s’activer dans sa boutique où se pressait la noblesse. Parfois elle réclamait telle pièce de tissu, et l’une ou l’autre des filles la lui apportait en activant le pas. Isabeau en prenait note, mais ne relevait pas la tête. Elle travaillait pour la mère du roi et avait conscience que Rudégonde lui faisait un honneur en lui confiant cet ouvrage-là.
Au moment de la pause, elle décida qu’il était temps de surprendre son mystérieux admirateur, mais lorsqu’elle tourna le regard vers la fenêtre, elle s’aperçut qu’il avait disparu. Sur le coup elle en fut peinée, puis haussa les épaules et s’étira avant de rejoindre les filles qui grignotaient quelques biscuits en plaisantant, un gobelet de lait chaud dans la main. Rudégonde les traitait bien. De fait, elle vint les rejoindre, affable, alors qu’Isabeau se servait à son tour.
– Cette vieille duchesse de Blois est une véritable malédiction, mes chéries ! lança-t-elle en se laissant tomber sur une chaise. Je finis par attraper des sueurs froides dès que je la vois franchir le pas de la porte. Elle n’a aucun goût, se flatte de tout connaître, recompte chaque aune de drap, change sans cesse d’idée sur une simple broderie pour finalement déclarer que la matière la dessert et qu’il faut recommencer.
– Comment pourrait-il en être autrement, s’amusa Blanche qui adorait se moquer des clients en aparté, elle est si grise et si ridée qu’on s’imagine presque habiller une gargouille…
Isabeau se laissa gagner par le fou rire de ses compagnes. Comme cela lui faisait du bien de partager leur insouciante complicité ! Rudégonde les gronda par jeu, les yeux piquetés de malice, puis s’échappa au tintement de la cloche qui annonçait une nouvelle visite.
Se hissant sur la pointe des pieds, Blanche regarda par un œilleton de qui il s’agissait. Puis elle singea une démarche pesante et empâtée, déformant son visage en un masque grimaçant où ses yeux louchaient. A tour de rôle, Françoise et Ameline lancèrent des noms, amenant Blanche à mimer d’autres indices jusqu’à ce qu’elles finissent par lâcher le sobriquet de Cœur de Bœuf. Blanche battit des mains en riant et les deux autres pouffèrent.
– Qui est-ce ? demanda Isabeau que le manège avait amusée, mais qui se sentait un peu exclue.
Françoise la prit par le bras et l’encouragea à regarder à son tour par l’œilleton. Dans la boutique, un rougeaud personnage, gras et vêtu de couleurs grotesques, tendait ses deux mains suppliantes vers Rudégonde en posant un genou à terre.
– Cœur de Bœuf est le maître de la corporation des bouchers, lui souffla Françoise. Il fait une cour empressée à Rudégonde depuis six mois et ne passe pas un jour sans lui envoyer des friandises ou des morceaux de viande choisis. Il est ridicule, mais c’est un brave homme, que Rudégonde ne parvient pas à éconduire sans risquer de le vexer. Elle en est bien ennuyée.
Les deux autres pouffèrent. Isabeau retira son œil. Il était humide. Lorsqu’elle se tourna vers les filles, celles-ci s’arrêtèrent tout net de rire. Isabeau se fraya un chemin à travers elles et sortit dans la cour. Elle était livide et, bien malgré elle, elle pleurait.
Un instant plus tard, Blanche, Françoise et Ameline la rejoignaient, l’air ennuyées. Isabeau s’était assise sur un tonneau à même la neige qui le recouvrait. Les filles s’accroupirent devant elle et Françoise lui tendit un mouchoir. Isabeau redressa la tête et leur sourit tristement.
– Pardonnez-moi, parvint-elle à bredouiller avant de souffler dans le carré de lin aux initiales brodées.
– Non, toi, pardonne-nous de t’avoir blessée, même si nous ignorons pourquoi, répondit Ameline en lui pressant amicalement le bras.
Isabeau ébroua ses souvenirs.
– Ce n’est pas vous, dit-elle. Ce que j’ai vu m’a simplement rappelé quelque chose que je devrais oublier.
– Tu n’es pas obligée de nous le raconter, remarqua Blanche.
– J’ai été fiancée, il y a longtemps, s’obligea pourtant à commencer Isabeau, et comme Cœur de Bœuf mon Benoît a mis un genou à terre pour demander ma main. Cela a été le plus beau jour de ma vie, vous savez !
Isabeau dégagea de sa gorge la chaîne qui y plongeait, découvrant son anneau nuptial. Les filles s’étaient installées près
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